Les blessures de Trisha étaient superficielles, une simple gène qui l’accompagnerait peut-être quelques jours encore. Témoignages d’une rencontre dont elle seule connaissait le secret, les taches bleutés sur son corps étaient de véritables symboles de fierté pour l'exécutrice. Sa rencontre avec un humain capable de survivre face aux dangers du monde surnaturel lui donnait foi en l’humanité et renforçait l’importance de la Mission dans son cœur.

Son visage morne semblait peut-être plus éclairé que d’habitude et les boursouflures qui parsemaient son visage, elles, lui donnaient un air encore plus menaçant que d’habitude. Vêtue d’un jean presque propre, d’un t-shirt simple et d’une veste sportive, l'exécutrice se trouvait dans un coin de la Basilique Saint Marc. Elle attendait sagement une entrevue avec le Père Boréal, le prêtre en charge des forces de la Sainte Eglise sur les terres de Venise.

Trisha n’avait jamais été proche de la Sainte Eglise. Ne vous y trompez pas, elle en faisait indéniablement partie et avait même reçu le Huitième Sacrement lors de son entrée dans l’ordre des exécuteurs. Cependant jamais elle n’avait adhéré à la pensée du Huitième Sacrement. Si l’origine de cette pratique venait d’un profond respect pour l'œuvre du Seigneur, elle avait été depuis longtemps dévoyée par ses agents afin de s’octroyer une liberté qu’aucun mortel ne devrait avoir.

Le rôle des exécuteurs était de protéger le monde des hommes des créatures de la nuit. Ni plus. Ni moins. Lorsque Trisha avait découvert que les rangs de l’armée du Seigneur étaient infestés d’individus qui profitaient de l’absolution éternelle offerte par leur rang pour assouvir leurs plus sombres pulsions, elle avait été submergée par une immense vague de dégoût.

Elle n’avait aucun respect à leur offrir, ils avaient volontairement, en leur âme et conscience, abandonné leur statut d’humain, elle n’avait plus à les protéger. Elle reconnaissait leur importance dans la Mission qui leur était donnée, mais elle n’avait pas à reconnaître leurs méthodes. Elle voyait certains d’entre eux comme on voyait un frère d’arme, mais ils étaient rares, d’autres comme des agneaux qui avaient pris la plus dure des décisions, plus rares encore, mais la majorité n’étaient que des silhouettes qu’elle ne cherchait pas à connaître.

Cette froideur envers l’église et son mode de vie des plus… rustiques, lui avait bien souvent attiré les regards ombragés des responsables de la Sainte Eglise et le Père Boréal ne faisait pas exception. Elle savait que son comportement ne lui plaisait pas. Elle était trop rustre, pas assez raffinée pour cet homme qui n’avait jamais connu autre chose que la ville. Sa vision de la foi était trop personnelle, trop silencieuse, trop pure.

Pas nécessairement meilleure, simplement éloignée des affres du monde des hommes.

Comme cette Basilique par exemple. Trisha la trouvait magnifique, une véritable merveille, une preuve du savoir faire des humains et une offrande venue enjoliver le jardin du Seigneur. Cependant, elle n’appréciait ce monument que par ce qu’il représentait, le savoir-faire de ceux qui l’avaient construit. Pour elle, il ne jouait aucun rôle dans sa foi et même si elle comprenait que ces oriflammes étaient là pour attirer l’oeil des honnêtes gens qui ne ressentaient plus le besoin de tourner leur coeur vers Dieu, elle était incapable de l’apprécier pour cela.

Elle était née, avait grandi et vécu dans la Grâce du Seigneur, jamais son regard impitoyable et doux ne la quittait. Elle était autant une preuve de son existence que les dépictions sainte qui décoraient cet endroit, sa valeur était simplement indiscernable par les hommes.

“Mh ?”

Un peu d’agitation en amont du couloir attira son attention. A quelques mètres d’elle se trouvait la porte du bureau du Père Boréal dans lequel il s’était enfermé depuis des heures déjà, de l’autre côté la source du bruit. Une altercation ? Au sein de la maison du Seigneur ? Intriguée, elle engagea le pas vers la scène. Elle pouvait d’ores et déjà deviné la robe d’un frère tentant de retenir un invité inopportun, un homme richement vêtu, à la démarche régale, qui ne semblait pas considérer son interlocuteur.

“Il y a un problème ?” demanda-t-elle dans un italien des plus rigide.

La surprise et l’incompréhension avaient temporairement étourdit Trisha, bien plus que la bousculade qui s’apparentait plus au passage accidentel d’un chien entre ses jambes. Sa compréhension encore incertaine de l’italien ne lui avait pas permis de comprendre l’entièreté de la malveillance assénée à travers les mots de l’homme richement habillé qui ne lui faisait déjà plus face.

“Restez à votre place”, “Tel un moustique”, “Je ne souhaite pas attraper la pauvreté.”

Était-ce une façon commune de s’exprimer dans ce pays ? Non, cela ne semblait pas juste. Jusque là toutes ses rencontres avec des habitants de Venise s’étaient agréablement passées. Qui était cet homme ? C’était en se posant cette question que Trisha se releva lentement, son regard perdu en direction de la porte entrouverte de l’office du Père Boréal.

Dans la seconde suivante la silhouette drapée de noir du responsable de la Sainte Eglise passa le cadre de bois sculpté. Son regard, lui aussi teinté de surprise, transpirait surtout de frustration et de colère. Cédant à la curiosité, Trisha s’adressa au Père Boréal :

“Qui est-c--
- Un mage. Rattrapez le.”

La voix était sèche et intransigeante, la réaction mécanique et immédiate. Tournant les talons l'exécutrice de la Sainte Eglise s'exécuta et se lança à la poursuite de l’impudent qui osait s’adresser ainsi à un représentant de leurs ordres. Le mage avait déjà quitté son champ de vision, tourné à droite, prenant le chemin le plus court vers la sortie de la basilique.

La pas marqué, la stature droite, comme figée dans la glace, Trisha ne courrait pas, cela ne se faisait pas, elle aurait dérangé les individus en plein office. Non, elle se contentait de marcher à un rythme qui ne la rendait que plus intimidante, le regard sombre, de son seul œil dévoilé même en ces lieux saints.

Les quelques membres de la Huitième assemblée sur son chemin s’écartèrent promptement, capable de sentir les intention meurtières exuder de cette simple jeune femme. Comment osait-il ? Les mages n’étaient pas les bienvenus parmi les hommes. Arrogants, immoraux, perdus dans la folie dans l’espoir d'imiter un jour les créations Divine, que l’Eglise tolère leur existence était déjà une preuve de bonté infinie.

Et pourtant, cette chose levait la voix dans la demeure de notre Seigneur, sur l’un des représentants du saint siège, avant d’insulter une âme qu’il ne connaissait pas ? Trisha serrait les dents. Elle ne connaissait ni son nom, ni son histoire, mais ce simple aperçu lui donnait envie de vomir. Il répondrait de ses actes bien plus tôt que tard.

“Stop.”

Sa voix forte interrompit la marche suintant d’orgueil du mage, celle de Trisha, pourtant, continua jusqu’à la mener à son niveau. Son regard planté dans le sien, elle ne prêtait pas aux sons inutiles que faisait sa bouche putride. Dans un geste évident, elle leva la main pour saisir son bras et le traîner jusqu’au pied de celui à qui il avait manqué de respect. Avec des réflexes qu’elle ne lui soupçonnait pas, l’érudit apocryphe interposa sa canne sur le chemin du jugement providentiel.

“...”

Son poing se raidit et, sans prêter attention à ses jérémiades, sans hésiter un seul instant, elle percuta le bois du dos de sa main. Elle pensait le briser mais la facture était solide, peut-être même renforcée. Suffisamment pour que le bois ne fasse que grincer de douleur face à l’impact. Après tout, cela faisait des années que ces mains avaient passé l’épreuve du bois, brisée et reforgée un nombre incalculable de fois.

Le coup dû surprendre l’arrogant qui lâcha prise sa troisième jambe d’ornement. Sans lui laisser de temps de répit, la main de l'exécutrice vint de nouveau se refermer sur son bas. Enfin capable de le ramener au Père Boréal, elle aurait tôt fait de disposer de ce veau grossier. Son premier pas vers l’accomplissement de sa mission… interrompu, de nouveau par une futile tentative de résistance.

La main du mage se levait dans sa direction, dans un coup bas. Une nouvelle preuve de la bêtise des mages, suffisamment arrogant pour croire pouvoir se soumettre au jugement des agents de l’Eglise. Inéluctable, c’est la poigne de Trisha qui se referma sur le poing en plein mouvement. Même blessée, même tiraillée par la faim et la fatigue, elle restait la lame forgée pour punir le mal et sa force était celle de certaines créatures surnaturelles.

Resserrant l’étaux sur ces pauvres mains qui n’avaient pas une fois connu l’effort, Trisha sentait son cœur se noyer dans la colère. Les mots du mage impuissants ne faisant qu’ajouter au feu qui couvait. Un semblant de mouvement agressif finit par faire éclater la tension qui parcourait son corps.

Alors que les deux regards azurés s’affrontaient, Trisha lâcha son bras pour venir saisir la base de son avant bras et, dans un mouvement aussi sec que brutal, força le poignet du mage dans une rotation terrible. L’os radial se brisa dans une mélodie qui ne fut audible par personne à cause du cri de douleur du mage. Il ne restait maintenant plus qu’à infliger une rotation inverse et plus jamais…

“Katherine ! Je vous ai demandé de le rattraper, pas de l’estropier ! Quant à vous…” le Père Boréal venait de faire irruption dans la scène et même s’il portait un regard désolé sur la victime de l'exécutrice, il ne pouvait masquer la satisfaction de voir l’enfant solaire ainsi bafoué “Si vous m’aviez écouté quelques minutes de plus vous auriez su que nous comptions mener cette enquête de paire avec vous. Quelle introduction cela vous fait de notre plus récente exécutrice arrivée à Venise.”

“Retenez vos mots, Rigel, vous vous trouvez dans un lieu saint. Qui plus est, cette jeune femme a beau avoir fait preuve de zèle, cela ne semble être que juste rétribution. Venise est dangereuse en ce moment. Dois-je vous rappeler qu’une envoyée exécutive de la Tour, une enforcer, a trouvé la mort il y a quelques jours de cela ? Vous n’êtes plus à Florence.”

Trisha avait pris ses distances. Quelques pas de recul respectueux pour laisser au Père Boréal l’espace de discussion qu’il demandait. Elle ne comprenait pas l’affabilité qui suintait de ses mots, du respect menaçant qu’il exsudait pour un mage. Elle avait bien des a priori sur cette race dégénérée, qui toisait l’humanité du haut de son balcon d’hérésie, mais celui ci semblait embrasser toutes les idées préconçues qu’elle pouvait se faire.

Il vivait dans le passé, de sa tenue, de sa posture, de ses mots cela était évident. Il se voyait au sommet d’un monde qu’il ne regardait même pas, les yeux rivés vers le ciel et la Divine réponse qu’il tentait d’effleurer des doigts, prêt à écraser chaque vie sur son chemin. Comprenait-il que sa vie ici ne tenait qu’à un fil ? Qu’il devait la chérir plus que tout ? Que si le Père Boréal lui en avait donné l’ordre, elle aurait pu percer son torse d’un geste ?

Ses réflexes certes surprenants étaient loin d’être au niveau d’un Apôtre de la Mort qu’elle chassait régulièrement. Du bout des doigts elle caressa son visage, sa joue, son menton, ou le poing mou du mage l’avait touché. Elle avait été surprise par la réponse instinctive qu’il lui avait offerte, s’attendant à une arcane étrange. Il avait dû craindre pour sa vie alors que seule sa main se trouvait menacée, vraiment elle ne comprenait pas ce qu’une créature aussi inadaptée venait faire à Venise.

“Quoi qu’il en soit. Katherine, ici les mages sont des invités de marques qui méritent un accueil correct. Qu’ils sachent le recevoir ou non. Offrez vos excuses à notre hôte.”

Surprise.

Indignation.

Colère.

Dans un reflet saphire, l'œil de l'exécutrice s’illumina un instant seulement. Le regard du Seigneur se posait sur les pécheurs pour leur indiquer la voie et même si seul il n’était pas capable de rendre son jugement il savait partager son ire. Un simple sursaut, une simple piqûre, plus légère qu’une étincelle, vint caresser la peau ébène du Père Boréal qui porta la main à sa joue dans un simple réflexe.

Il ne savait pas l'entièreté des pouvoirs de sa nouvelle arme mais il pouvait sans mal sentir les intentions mauvaises s’échapper de son regard dur. Loin de se trouver intimidé par les griffes d’un chat, son air se vida de la moindre once de compassion qu’il pouvait avoir pour celle qui jusque-là avait défendu l’honneur de l’Eglise. Sans avoir à exprimer un mot de plus, il pouvait la sentir ravaler sa fierté inattendue.

“...olé.”

Un unique mot qui n’avait pu sortir dans son intégralité, retenu prisonnier par les barreaux d'ivoire serrés de la rousse. Elle avait détourné le regard, incapable d’imposer à ses yeux la vision de ses boureaux, de se ridiculiser ainsi. La honte l’étreignait et elle ne comprenait pas les pensées du Père Boréal. Certes cette ville avait une relation particulière aux mages, certains avaient même prêté allégeance à l’Eglise depuis des siècles et des siècles. Ce n’était pas son cas à lui.

“Maintenant que cette altercation est terminée, je vous souhaite une bonne continuation signore Rigel. Pensez à soigner votre main, peut-être doit-on vous indiquer la clinique la plus proche ? Katherine, raccompagnez-le."

La voix cinglante du Père n’attendait aucune réponse, seulement un acquiescement. Tournant les talons il n’attendit même pas de réponse, d’aucun de ses deux interlocuteurs, suffisamment fatigué par l’entrevue. Laissant les deux adversaires dans la fosse aux lions. Trisha, elle, désespérait de devoir côtoyer plus longtemps le mage, mais elle ne comptait pas ridiculiser plus longtemps la Sainte Eglise. Si elle avait été envoyée ici faire ses preuves ce n’était pas pour détruire l’ordre établi, pas ainsi.

“...”

Silencieuse, elle se contenta elle aussi de tourner les talons en direction de la sortie de la basilique.

“Deux mois.”

Deux mots secs, qui avaient probablement besoin de plus d'explications.

“Immobilise le poignet pendant deux mois. La douleur sera là tout le temps.”

"Une attelle ? Deux mois ? Mais vous m'avez pris pour l'un des votre ? Vous croyez vraiment que nous jouons dans la même cour ?"

Les mots du mage étaient tels des gémissements de rat, les couinements d'une vermine insipide incapable de comprendre le monde qui l'entoure, son attention pleinement concentré sur le morceau de fromage qu'on avait daigné lui offrir. Répugnée. Trisha était répugnée par l'existence de cette chose. Elle ne pouvait qu'imaginer l'aisance de ses jeunes année, l'opulence de sa belle lignée, le confort éternel auquel qui lui était dû mais qu'il n'a pas totalement accepté. Perdu dans un monde qui le plaçait à son sommet il s'est senti investi d'un rôle plus grand et il a œuvré pour atteindre de nouveau sommet. Toujours plus conforté dans sa tour d'or et d'ivoire en constante expansion, sans savoir le véritable goût de la sueur, le véritable pris du sang et de l'effort. Mais que les bien heureux libres de son fardeau se taisent et lui rendent les honneurs qui lui sont dû, après tout jamais ils ne seront capable de le comprendre. N'est-ce pas ?

"Mon nom est Sirius Orlando Rigel. Je suis Magus. Et une blessure telle que celle-ci ne prendra pas plus d'une semaine à guérir. L'institut Vendemion détient de très bons mages spécialisés dans les rituels et sorts curatifs. Je laisse les attelles pour les grognards primitifs de ton espèce, Katherine."

Dans un mouvement théâtrale il quitta la basilique, drapé de sa cape et de son égo meurtri. Sa présence en ces lieux saints pour l'église et les fidèles du Seigneur était un affront suffisant et l'exécutrice était heureuse de le voir quitter cet endroit. Les mages avaient beau prendre une apparence humaine, ils n'étaient rien de plus que des êtres corrompus jusqu'à la moelle par une soif de pouvoir sans commune mesure. L'orgueil, l'envie, la cupidité, ils débordaient de ces péchés dégoutant et tachaient par leur simple présence la vie des agneaux du Seigneur qu'ils croisaient, affligeaient de leurs sorts ou utilisaient dans leurs expériences grotesques. Pourtant... pourtant leur statut, leur pouvoir, leur apparence fourvoyaient les justes qui se pensaient en deçà de ces choses répugnantes.

"Mais l'Eternel dit à Samuel : Ne prête pas attention à son apparence et à sa grande taille, car je l'ai rejeté."

Les mots chuchotés par la rousse ne s'adressaient qu'à elle et elle seule. Une simple prière pour la rassurer, lui rappeler que même si la vie avait offert à cet être l'argent et le pouvoir, il n'atteindrait jamais le véritable bonheur, celui qui se cache dans les tréfonds de l'âme, sur le chemin illuminé par Sa lumière.

"En effet... l'Eternel n'a pas le même regard que l'homme : l'homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais l'Eternel regarde au coeur."

L'œil azur de Trisha ne se détachait pas de la silhouette rougeoyant de Sirius Orlando Rigel. Il ne le savait pas mais l'Eternel le regardait. Peut-être aurait-il pu le comprendre s'il avait porté attention à celle qu'il avait insulté. Peut-être aurait-il pu le comprendre s'il l'avait regardé dans les yeux. Peut-être aurait-il aperçu les flammes des cercles de l'enfer camouflé dans le ciel de son âme. Mais il n'avait fait rien de cela. Dieu de son monde, il restera aveugle jusqu'au jour ou le jugement du Seigneur lui ouvrirait les yeux. Tôt ou tard. C'était inévitable, inexorable. Il ne pouvait que prier pour que Trisha ne soit pas celle qui appliquerait sa sentence.