Chapitre I - Un pied à terre
Imbroglio. Mot français, issu de l’italien imbrogliare, lui-même hérité de la langue latine, qui désigne d’ordinaire une situation éminemment embrouillée ou confuse. Mot français qui, en somme, semble être le mot le plus approprié pour décrire l’état dans lequel je me trouve actuellement. Pourtant, tout semblait aller pour le mieux avant mon arrivée au palais Morosini, cette belle bâtisse plusieurs fois centenaire située au cœur du sestiere San Marco, dans le quartier dit du château – une petite merveille d’architecture classique qui abrite depuis plusieurs décennies le Consulat de France à Venise.
– Je ne comprends pas, madame Rosenbert, vous êtes étudiante ou salariée ?
Une once de colère me traverse de part en part. Décidément, cet employé n’a pas seulement l’air incompétent, il est incompétent. Il ne sait même pas prononcer mon nom correctement, et les questions qu’il pose sont purement et simplement binaires. Ne peut-on pas être étudiante et salariée ? D’ailleurs, a-t-on vraiment le choix de faire autrement de nos jours ? Je n’ai pas eu la chance de naître avec une cuillère d’argent dans la bouche, moi, contrairement à d’autres... Enfin, tout dépend de ce que l’on appelle cuillère ; mais cela fait presque deux cent cinquante ans que la fortune financière de ma famille s’est évanouie. Fort heureusement, le reste, le plus important, est toujours là.
– Pardonnez-moi, mais c’est Rosenberg, avec un « g » qui se prononce.
– Vous m’en voyez navrée, madame Rosenberg… Vous n’êtes pas d’origine juive, par hasard ?
– Pourquoi cette question, vous en avez besoin pour monter le dossier ?
Quel agglomérat d’idées reçues, c’est à peine croyable ! Pourtant, cela ne devrait pas me surprendre : de tout temps, l’antisémitisme a existé, et cette ère n’échappe pas à la règle. Babylone, Constantinople, la conquête du nouveau monde, le troisième Reich. L’Histoire n’est-elle in fine qu’une vaste, vaste, très vaste – trop vaste – répétition ? Derrière mon interlocuteur, un autre homme en costume trois pièces, visiblement âgé d’une quarantaine d’années, semble avoir des sueurs froides en écoutant notre conversation. Nos regards se croisent. Son visage pâlit tout à coup, et je comprends assez vite que mes yeux – de couleur violette, ce qui est pour le moins inhabituel, je me dois bien de le reconnaître – ont dû paraître de surcroît un peu trop sévères, pour ne pas dire hostiles.
– Stéphane, c’est bon, laisse, je vais prendre le relais… Madame, veuillez accepter nos plus sincères excuses, il est nouveau dans la profession, et il manque d’expérience…
– Et de tact.
– Et de tact, oui, très certainement. Si vous le permettez, je vais reprendre les éléments du dossier un à un… Vous vous appelez Thallia Euranie Rosenberg, vous déclarez sur l’honneur être de nationalité française, vous n’avez aucun frère ou sœur, vous habitez à Medea dans la province de Gorizia, dans une maison individuelle dont vous êtes propriétaire, et vous avez le double statut d’étudiante-doctorante Erasmus et de salariée…
– J’enchaîne les CDD et les contrats d’intérim pour être précis. Je n’ai pas vraiment d’activité professionnelle stable, et j’ai un pied à terre à Venise en dehors des week-ends via une collocation étudiante.
Un pied à terre. À Venise, qui plus est. Quelle ironie. De tout temps, l’expression « un pied à terre » m’a toujours rendue mal à l’aise ; peut-être parce que ma famille n’a jamais été à sa place nulle part ; ma famille, mais aussi mon peuple ? La Terre promise n’est peut-être au fond qu’un idéal, une idée vague que l’on se fait du bonheur, de la plénitude. Pourquoi le bonheur – je veux dire, le véritable bonheur, pas ces fragments de félicité desquels nous nous contentons jour après jour et qui ne font que précipiter notre chute – pourquoi le bonheur serait-il le graal de ce plan d’existence ? C'est avec peine que tu t'en nourriras tous les jours de ta vie. Et il te produira des ronces et des chardons, et tu mangeras l'herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque c'est de lui que tu as été pris. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière. La Genèse a peut-être raison. Peut-être ? Peut-être…
– Très bien, très bien, je pense avoir tout ce qu’il me faut. Nous sommes ravis de pouvoir vous compter parmi nos assesseurs lors des prochaines élections. Avez-vous des questions ?
– Non, aucune, il me semble que tout est clair. Maintenant, si vous le permettez, je vais prendre congé, car j’ai d’autres rendez-vous.
Ma voix sonne faux. Tant pis. Après tout, ce n’est pas ce genre de mensonge que je dois savoir manier à la perfection ; cet homme-là n’est qu’un citoyen ordinaire, qui mène une vie ordinaire dans une ville presqu’ordinaire. Avec un peu de chance, je ne le reverrai pas de sitôt, et il restera pour moi une simple image rémanente, de l’écume mémorielle. N’est-ce pas là ce que nous appelons un souvenir ?
Je me lève de ma chaise sans un bruit, prends garde de ne serrer la main à personne – comment a-t-on bien pu en arriver là, franchement – avant de me diriger vers le grand escalier. Soudain, alors que je descends lentement les marches une à une en prenant le temps d’admirer le lustre de cristal qui orne le plafond du palais, je remarque la présence d’une femme en contrebas qui semble chercher son chemin. Elle est de la même génération que moi, peut-être même un peu plus jeune ; de longs cheveux blonds courent le long de ses épaules, et sa tenue me parait pour le moins atypique. Me voilà intriguée. Je m’approche d’elle et tente d'engager la conversation – en français, bien sûr. Avec un peu de chance, il s’agit d’une compatriote, et parler français me fera le plus grand bien. Après tout, les occasions de parler français à Venise se font rares.
– Bonjour madame, vous semblez chercher quelque chose, ou quelqu’un… je peux vous aider ?