Le 2 Septembre 2020


J’ai fait un rêve étrange.
Je marche dans un long tunnel sombre. Il ne semble avoir ni entrée, ni sortie, simplement une marche sans fin dans le noir. Mes pieds nus ressentent une légère couche humide sous leur plante, comme si le sol de ce tunnel était recouvert d’une vaste flaque.
Et puis soudain, je vois devant moi ce qui me semble être une fille toute de rouge vêtue. Je ne peux rien voir dans ces ténèbres, mais d’une certaine façon, je le sais. Je tends ma main pour l’atteindre, et alors que mes doigts touchent enfin ce tissu vermillon, son corps semble soudainement se dissoudre en une flaque de sang, qui coule le long de mes bras. Je me rends alors compte que ce n’est pas de l’eau à mes pieds, mais une longue coulée de sang.
Et alors je me suis réveillée.

Je n’arrive pas à retrouver le sommeil. Ce songe me hante d’une manière étrange. Ce n’est pourtant pas mon habitude de laisser une pensée nocive m’envahir l’esprit. Dehors, la nuit a enveloppé les montagnes depuis longtemps maintenant, et ce n’est qu’à la lueur de ma bougie tremblotante que ma plume est éclairée.
Ce rêve serait-il dû à mon départ prochain pour Venetsia¹?
Peut-être devrais-je commencer depuis le début.

Il y a quelques semaines, un émissaire du Patriarche de Sofia est venu contacter Tati². Il venait relayer une demande provenant de Rim³. Apparemment, il y aurait à Venetsia une étrange série de meurtres qui seraient liés au monde magique. Et n’ayant aucune piste sur la nature du mystère, la Sainte Eglise souhaiterait envoyer au moins un exorciste sur place. Tati leur a répondu qu’il n'agissait plus en dehors de la Bulgarie, et c’est comme ça que le fardeau m’est retombé dessus.
C’est déjà rare que Rim nous appelle directement, mais c’est bien la première fois que je suis réquisitionnée pour une mission où personne ne sait véritablement ce que j’aurais à faire, ou même si j’aurais quelque chose à faire tout court.
J’ai été mise au parfum de la situation plus globale, et tout dans cette histoire a un parfum suspicieux. Tout d’abord, cette histoire de quatre familles de magi… Je n’aime pas l’idée d’être mêlée à une affaire de magi. Ils sont indignes de confiance et leurs affaires finissent toujours mal. Je n’ai pas envie d’être un pion dans leurs manigances, surtout que deux d’entre elles sont affiliés à l’Église. Je n’aime pas ça.
C’est peut-être ça qui me tracasse au final, ce parfum de suspicion. Je ne peux taire le mauvais pressentiment qui habite mon cœur. Et si c’était plus dangereux qu’il n’y paraît? Il y aurait une agente enquêtrice des magi qui y aurait laissé la vie récemment. Est-ce que cela vaut vraiment le coup de mettre ma vie en danger pour des histoires de magi? Peut-être pas. Mais je dois faire confiance à la Sainte Église, et à la volonté de Gospod⁴. Si ce rêve était lié à cette affaire, alors c’est un signe qu’il appartient à mon destin de m’y rendre.

Mais tout de même, au cas où, juste au cas où quelque chose m’arrivait… J’ai comme l’envie de laisser une trace écrite de ma vie, ici sur ces pages blanches. Hah, j’ai l’impression de me jeter un mauvais sort en faisant ça. Mais après tout, si je n’arrive pas à trouver le sommeil, alors peut-être que me remémorer mon chemin jusqu’à aujourd’hui m’apaisera.

Mais par où commencer?
Je n’ai plus beaucoup de souvenirs de ma tendre enfance. Je sais que j’ai grandi au même endroit où j’ai toujours vécu, ici dans le chalet familial. Pour être honnête, je n’aurais pas souhaité grandir autre part, c’est un endroit magnifique. Notre chalet est niché dans les montagnes, dans une petite vallée. De temps en temps, les troupeaux de bergers passent à côté, et Tati leur offre toujours de rester prendre un verre à la maison.
Nous avons souvent joué avec Ditko dans cette vallée, quand nous étions enfants. La montagne était notre terrain de jeu. Je me rappelle encore la fois où je me suis fait mal à la jambe en tombant, en jouant avec lui, et je ne pouvais plus marcher pendant trois semaines. Mamo⁵ était furieuse que Ditko aurait pu se blesser aussi.
Et puis, régulièrement, on descendait au village de Kremen, et on jouait avec les enfants du coin. Ditko pleurait souvent parce qu’ils se moquaient de lui, comme il était le plus petit. Et c’est moi qui venais le défendre. Il déteste quand je lui rappelle ces histoires-là. Et puis, il y avait le prêtre du village, Gospodin⁶ Botev, il était très gentil. Quand il était malade ou absent, c’était mon père qui le remplaçait.
Parfois, ces jours d’insouciance me manquent un peu.

Mais l’insouciance n’a pas perduré longtemps pour moi. Tati a commencé à me former dès que j’ai eu six ans. Il m’a alors laissé choisir qui deviendrait son successeur entre mon petit frère et moi, en me demandant si je voulais protéger Ditko. Je ne comprenais pas à l’époque qu’il voulait dire le protéger des traumatismes qu’il aurait eu en devenant exorciste.
Alors, mon rythme de vie a changé et est devenu très différent des autres enfants. Je n’allais à l’école plus que quand Tati n’était pas là, et quand il était là, seulement rarement. Honnêtement, ma scolarité était un désastre, et c’est un miracle que j’aie quand même réussi à m’en sortir.
A la place de l’école, quand Tati était là, j’avais un programme très différent. Il me parlait de l’histoire du clan, il me parlait de Gospod, de Isus⁷, de Saints, de monde de la magie, de Sainte Église, … Et puis, il y avait les "exercices psychologiques”. Dès ce jeune âge, j’ai appris à redouter ces moments, qui s’annonçaient comme la promesse d’une expérience désagréable. Au fils des années, alors que les entraînement mentaux que Tati me faisait subir se durcissaient et devenaient de plus en plus extrêmes, ils se sont rapprochés plus de la torture, sans mauvais sarcasme, que de la simple expérience désagréable.
Maintenant que j’y repense, ces exercices auraient traumatisé la plupart des gens. Et pourtant, ils étaient mon quotidien. Même aujourd’hui, j’ai encore du mal à comprendre comment j’ai pu être progressivement endurcie au point de survivre à ce quotidien sans être affectée. Ça a dû être dur pour Tati, devoir m'infliger ça tant et tant de fois. Ça a été dur également pour Mamo, savoir que je souffrais de cette façon, et accepter que cela soit pour mon bien.

Mais heureusement, il n’y avait pas que ça. Car en même temps a commencé le laborieux processus d’apprentissage de la thaumaturgie des sacrements. Au départ, pendant les premières années, ça n’a été que de l’apprentissage méthodique de prières, de tropaires, et d'icônes. Certes, au moins je ne souffrais pas, mais ce n’était franchement pas passionnant. Toutefois c’était nécessaire. Il faut avoir une compréhension complète des saints, et de leurs miracles, pour juste espérer pouvoir les reproduire.
Je crois que je n’ai commencé à vraiment utiliser des premières traces de magie qu’à partir de dix ans. Et alors, c’était comme si un tout nouveau monde s’ouvrait à moi. Après avoir entendu parler du Monde Magique pendant plusieurs années, j’avais l’impression d'enfin en franchir la porte. Et ma vie a continué comme ça pendant toute mon adolescence. Peu de temps pour me constituer une vie sociale, pas de booms, pas de fêtes d’anniversaires, … A la place, de la théorie théologique, de la langue, de la magie, et de la torture mentale.
Et quand j’ai atteint l’âge d’aller au collège, ces petits moments de répit que constituait l’école ont disparu complètement. Je ne suis pas allée au collège, mon éducation académique s’est arrêtée à ce niveau. Tati est devenu mon seul et unique professeur. Enfin, tati et la montagne. La montagne a toujours été ma deuxième professeure, officieuse. Heureusement, tati a compensé en me donnant également un minimum de socle commun d’éducation. Mais tout de même, quand je vois comment Ditko est devenu intelligent avec le temps, je me demande comment aurait été ma vie si j’avais eu une éducation normale.

Ma première expérience d’exorcisme a été autour de treize ans, je crois. Tati m’a amené avec moi en mission, et il m’a demandé d’observer pendant qu’il menait à bien l’exorcisme. Je me suis alors retrouvée à attendre assise sur un tabouret, pendant que tout un tas de phénomènes étranges se produisaient, en réponse à l’action du daemon, et pendant que tati semblait endormi, plongé dans sa transe. A l’époque, ça m’avait vraiment impressionnée et effrayée.
Mais le plus dur fut quand il me demanda de prendre sa main, pour que je puisse ressentir une partie de ce que lui ressentait. Ça a été la première fois que j’ai ressenti quelque chose d’aussi intense, comme une déferlante d’émotions dans leur état le plus pur, sans la moindre forme d’ordre ou de logique. Un condensé d’émotions tirées de souvenirs forts, mélangées ensembles. Et puis, il y avait ce sentiment net de terreur, cette terreur de disparaître, qui venait du daemon lui-même, même si je ne l'ai pas compris la première fois. Cela semble si étrange que les entités que nous chassons aient elles-même peur de disparaître, et pourtant si logique.
Ça a été une expérience dure pour moi. Tati m’a raconté qu’après ça, je me suis endormie, et il a dû me porter dans ses bras jusqu’à l’Église et me coucher au lit comme quand j’étais petite. La honte.

Et au final, le grand évènement a fini par arriver, ma “cérémonie d’éveil”. Tout le clan s’était rassemblé, même Dyado⁸, qu’on ne voit presque jamais. Tout était très ritualisé. J’étais dans cette robe blanche pendant que tati me conduisait au sommet de cette colline, avec les bougies au sol, et tout le monde rassemblé en cercle. Dyado m’a lavé les pieds puis béni du signe de la croix.
Puis je suis entrée au milieu des flammes, et j’ai dansé le nestinarstvo⁹ au milieu. J’ai laissé toute mes attaches matérielles et je me suis abandonnée à Gospod, le laissant guider les pas de ma danse. C’était une expérience incroyable. Il faut l’avoir vécu pour comprendre. Pendant ce moment unique, j’ai eu l’impression d’être en communion directe avec Gospod, j’ai eu l’impression d’être reliée au monde, reliée à la terre, reliée au feu. Tout faisait sens, et rien ne semblait pouvoir entraver mes pas tant que ma foi les guidait. Je crois que c’est également la première fois que j’ai ressenti la chaleur de l’amour de Sveta Marina¹⁰, la lumière de sa bénédiction qui coulait dans mes veines.
Enfin, après ça, Dyado, parlant au nom du clan, m’a reconnu en tant qu’exorciste accomplie.
C’est là que ma vie d’exorciste a commencé.


La vie d’exorciste n’a rien d’enviable, c’est beaucoup de responsabilités, beaucoup de souffrance, pour des gens qui ne se souviendront pas de nous. C’est une voie dure, ingrate, mais tati m’avait déjà prévenue, j'ai toujours su à quoi m’attendre. C’est la voie du berger du troupeau de Gospod, qui guide en silence ses brebis à travers les chemins escarpés, sans espérer de gratitude ni de récompense.
Cela fait maintenant plus d’une dizaine d’années que j’ai emprunté cette voie. J’ai mené des dizaines d’exorcismes, et ai conduit mon esprit au bord de la rupture tout autant de fois. J’ai dû revivre des dizaines d’histoires tragiques, laisser mon cœur être submergé encore et encore par des flots d’émotions. Mon cerveau est comme habité par des centaines de souvenirs qui ne m’appartiennent pas. Parfois, la nuit, certains de ces souvenirs remontent dans mes rêves, comme un rappel de ces vies brisées que j’ai ramené sur la voie en partageant leurs souffrances. Mais qui partage les souffrances de l’exorciste? Personne. C’est l’ironie du sort. Nous autres qui devons ouvrir notre cœur à ceux qui souffrent et accepter leurs peines en nous, sommes condamnés à devoir accumuler ces douleurs en silence et tout prendre sur nous.

Quand j’ai commencé, j’étais jeune et encore naïve. Mon premier exorcisme s’est déroulé en présence de tati. C’était lui qui était chargé d’enfermer mon premier daemon exorcisé dans un masque de kuker¹¹, comme le veut la tradition du clan. Mais ce n’était pas ça qui m’a marqué le plus, non. C’est qu’après avoir passé ce qui m’avait semblé être une éternité à partager les émotions de ce pauvre homme, et revivre ses souvenirs, après avoir détruit le daemon qui le hantait et se nourrissait de sa peur, il fallait accepter de le laisser face à tous ses autres soucis du monde humain.
Le berger n’est pas là pour prendre par la main, seulement pour guider, montrer la voie. Seul Gospod peut sauver ses brebis, car lui-seul peut décider de les mettre à l’épreuve. Nous, ne pouvons que les sauver de leurs propres démons. Accepter cette faiblesse m’a demandé un long temps, mais c’est une épreuve par laquelle nous devons tous passer, pour atteindre la même humilité que celle du berger. Le berger humble peut guider son troupeau sans doute dans son cœur, car il reconnaît sa propre insignifiance face à la montagne et la nature, et accepte le fait qu’il ne pourra pas empêcher à chaque fois la montagne ou les loups de lui prendre une bête.
C’est comme ça que nous témoignons notre amour, dans la peine et l’acceptation. J’aime l’humanité, j’ai envie de croire en la bonté humaine. Et même si je n’apprécie pas certains individus, je ne peux pas lutter contre mon amour profond envers l’humain. C’est pour ça que je continue d’accepter de souffrir de cette mission laborieuse.

Maintenant que j’y pense, je ne saurais pas trop quoi dire de plus sur ma vie des dix dernières années. Ça a été une longue routine, un long cycle de répétition de périodes de recueillement et d’apprentissage, de longues marches dans les montagnes, d’exorcismes, et parfois d’autres activités plus “simples”. Il m’arrive de temps en temps d’avoir pour mission de chasser des fantômes ou autres types d’esprits mineurs. A ces moments-là, nul besoin de s’attacher, de se mutiler l’esprit, c’en est presque reposant.


Cependant je suppose que la plus grande partie de mon temps n’a rien de passionnant, à vivre une vie tranquille, loin de l’activité fourmillante humaine, à étudier les anciens rituels de mon clan et à chercher la paix intérieure dans ma quête vers Gospod. A ce sujet, je désapprouve la philosophie de tati. J’ai l’intime conviction que le respect rigide du dogme religieux ne permet pas de trouver la véritable voie vers le divin, ou en tout cas pas pour moi. Je pense que la présence de Gospod est bien plus vaste que ça, beaucoup moins codifiée. Ça m’avait frappé la première fois quand j’ai effectué mon rituel d’éveil. Je n’ai pas réalisé alors, mais avec le temps, j’ai commencé à me demander si ce n’était pas ça la voie: s’ouvrir complètement aux éléments, fermer ses sens et s’abandonner à Gospod. Ce sentiment de transe, de communion avec le monde, c’est quand je l’atteint que je ressens Sa présence. Et alors j’ai l’impression que plus rien ne peut m’atteindre, que plus rien ne peut me faire douter, que plus rien ne saurait m’entraver dans ma mission de bergère.

Je digresse.
Je pense qu’il est temps que je repose cette plume. Mes pensées personnelles se mélangent à mon récit, au point que je ne suis pas bien sûre d’avoir réussi à bien raconter l’histoire de ma vie. Mais au moins, cela m’a fait du bien de mettre des mots sur les ressentis de mon cœur. Ça m'aide à trouver la paix intérieure, atteindre la sérénité, afin de pouvoir être solide sur mes deux jambes et opérationnelle lorsque j’arriverai à Venetsia. Si j’échoue là bas, c’est le respect et la confiance même de la Sainte Église envers mon clan qui s’en trouveront entachés.

Parfois, j’aimerais savoir ce que ça fait, juste pendant un moment, de ne pas avoir de responsabilités.




1 - Venetsia: Venise
2 - Tati: Papa
3 - Rim: Rome
4 - Gospod: Seigneur (Dieu)
5 - Mamo: Maman
6 - Gospodin: Monsieur
7 - Isus: Jésus
8 - Dyado: Papi
9 - Nestinarstvo: Tradition bulgare impliquant une danse sur des braises brûlantes (mais ici, de vraies flammes)
10 - Sveta Marina: Sainte Marguerite D’Antioche
11 - Kuker: Dans la tradition bulgares, les masques de kuker sont des masques effrayants portés lors de certaines occasions pour effrayer les mauvais esprits.