Née au sein d'une famille profondément enracinée dans l'art mystique de l'alchimie, River découvrit rapidement qu'elle était destinée à une existence éloignée des sentiers battus. Les voies du savoir ésotérique lui étaient ouvertes dès sa prime jeunesse, mais sa trajectoire était marquée par une singularité palpable. Telle une perle rare, elle fut éloignée de ses pairs, enveloppée dans une sphère invisible tissée par son paternel, un cadre destiné à lui offrir une opportunité bien plus grande comme son géniteur n'en avait jamais connue.



Enfant-objet

Ses origines écossaises n'étaient qu'une brève escale sur sa route vers la grandeur, car elle avait élu domicile à Londres, aux cotés de son unique parent. Les liens familiaux s'étiraient vulgairement lors de réunions provinciales entre magus, où elle était présente et où les prodiges se limitaient à des incantations rudimentaires destinées à apaiser les maux. Cependant, l'ambition de la jeune femme s'épanouissait bien au-delà des frontières étroites de l'alchimie de bas-étage. Elle ne pouvait s'accommoder de telles limites, et ces discussions aux allures mondaines avec les autres Haufblodd n'étaient que des babillages.

Sa chevelure d'ébène était en parfaite harmonie avec les joyaux sombres qui sertissaient son visage. Son regard, autrefois brillant d'innocence, s'était voilé d'une lassitude profonde envers la routine quotidienne. Fille unique de Genty Haufblodd, un professeur éminent dans la Faculté d'anthropologie au sein de la prestigieuse Clocktower, River espérait se montrer à la hauteur de ses attentes. Exemplaire, ponctuelle et dévouée, elle incarnait l'élève et l'enfant modèle, toujours prête à se plier sous la volonté de son paternel. Son comportement laissait entrevoir une soumission silencieuse, une fidélité inébranlable à son égard. Comme si elle n'était qu'un homoncule dédié à ses dessins.

Elle fut accablée d'une paire de Mystic Eyes qu'elle découvrit lors de son premier grand chagrin émotionnel à l'âge de quinze ans, ces orbes envoûtantes se révélant sous la forme de croix écarlates qui se superposaient à ses iris sombres. Cependant, ces yeux dévoilaient leurs secrets uniquement lorsque des émotions intenses se déchaînaient en elle, et malheureusement pour River, cette particularité la tourmenta tout au long de son adolescence. Quand cette transformation s'opérait, le monde semblait se figer pour quelques précieuses secondes, du moins, tout ce qui se trouvait dans son champ de vision. Si elle restait capable de se mouvoir à travers cet instant fugace, une étrange contrainte s'exerçait si son reflet croisait le chemin d'un miroir. Tandis que son être continuait d'avancer, tout élément dépassant son axe de passage réintégrait l'écoulement temporel classique. À chaque pas, le monde visible oscillait entre l'immobilisme et le mouvement, une cadence déconcertante qui ne manquait pas de troubler l'ordre naturel des choses.

River éprouvait une aversion profonde pour ces moments d'incertitude, pour la douleur lancinante qui accompagnait ce don. De plus, ce miracle de l'âge des dieux s'avérait être plus un fardeau qu'un atout pour sa santé physique et mentale. Ainsi, les sorciers de la Clocktower, soucieux de son bien-être et de la maîtrise de ses pouvoirs ou concernés du danger qu'elle pourrait représenter, prirent des mesures drastiques. Ils firent en sorte que ses pupilles soit scellées à travers des runes tatoués entièrement dans son dos. Sa vue divine reléguée aux ténèbres dans les profondeurs de son être, la lueur sanglante de ses Mystic Eyes s'éteignit, comme une étoile s'effaçant dans la nuit. Répertoriée par l'Association malgré les dispositions prises pour entraver ses Mystic Eyes comme une Sealing Designation, elle resterait ainsi sous  surveillance tant qu'elle pratiquerait la magie.

Son père, érudit de la Clocktower, poursuivait inlassablement la compréhension de l'âme humaine, une quête obsessionnelle gravée en lui. Des connaissances que les cercles élevés de la société magique tels que la Wandering Sea et ATLAS pouvaient toucher, mais une réalité qui échappait à un simple mage de second plan. Le vieil homme qu'il était avait consacré près d'un quart de siècle à cette quête inextinguible, et dès les premières années de sa fille, il avait projeté cette mission sur elle. Une destinée tracée d'avance, un fardeau de recherche qui la précéderait, quelle que soit sa propre inclinaison. Une distance énigmatique séparait la jeune femme de l'obsession de son père. Elle ne pouvait saisir l'ampleur de ses ambitions, seulement reliés par les fils invisibles de la loyauté et du sang.

« - Tu feras ce pourquoi ta mère est morte et t'a mise au monde, c'est à dire servir nos ambitions. » lui rabâchait souvent Genty, son crâne dégarnit et ses paupières gonflées par d'innombrables nuits blanches dénuait toute exigence de ses paroles. Il avait simplement l'air d'un homme fatigué qui essayait se faire entendre auprès de sa fille.

Alors que les sombres nuages de la guerre mondiale commençaient à s'amorcer à l'horizon, River poursuivait son existence en marge de ces tourments. Le monde magique se recouvrait peine des cicatrices laissées par la troisième Guerre du Graal, un événement éprouvant pour ses participants, qu'il entrait déjà dans une nouvelle rixe. Les liens entre ces temps de conflit et les troubles qui se préparaient semblaient peut-être plus profonds qu'il n'y paraissait... Cependant, River était en quelque sorte extérieure à ces enjeux. Elle s'immergeait dans son travail au sein de l'Association, engagée dans des recherches thaumaturgiques intenses. Malgré ses ambitions, elle restait sous la tutelle et le contrôle des figures supérieures de la hiérarchie de l'Association. Le monde des humains pouvait bien être plongé dans le chaos, mais pour elle, les jours s'écoulaient dans une routine laborieuse et concentrée. L'Alchimie était devenue son refuge, son domaine d'expertise, et elle y consacrait une énergie considérable.

Lorsque son père rendit son dernier souffle à l'âge de 90 ans, River se retrouva seule, confrontée à un devoir qu'elle n'avait jamais pleinement compris, ni partagé.

« - Enfin... » se murmura-t'elle à elle-même. Une façon pour la jeune femme de faire son mea culpa. D'avoir voulu le servir une vie entière, elle se sentait idiote, et avait déjà perdue sa jeunesse à cette entreprise. Le prix qu'elle avait payé semblait beaucoup trop grand, la peine... Si lourde.

Lui, n'était pas à plaindre, c'était la croix de tout bon savant qui se respectait, de mourir en quête de savoir, un scientifique qui n'avait plus de questions, c'était un scientifique mort. Ce proverbe pouvait s'appliquer sans mal à un mage. Les ressources intérieures qui la guidaient s'étiolèrent rapidement avec le décès de Genty, laissant derrière elles une bordure du réel qu'elle avait embrassée toute sa vie. Tournée vers une existence plus austère, elle abandonna la magie et les rituels pour une vie plus simple, éloignée de l'éclat magique. Si d'ordinaire il n'était pas chose aisée que d'échapper à son Sealing Designation, River s'était montrée suffisamment calme et obstinée à retrouver un semblant de vie normale. Une vie nouvelle par ailleurs, car elle n'avait jamais pu connaître ce quotidien. Célibataire, elle embrassa le métier de bibliothécaire, et contrairement aux librams magiques, elle rangeait dés à présent les romans dans une rue commerciale de Londres. Les années grignotant progressivement les nuances de ses cheveux, les teintant de gris, elle oubliait petit à petit cet étrange chapitre de sa vie.

Quarante années s'étaient écoulées, marquées par le fardeau implacable du temps. Courbée sous son poids, elle méditait sur son existence passée avec un mélange de nostalgie et de regrets. Ce dimanche soir, elle se tenait recluse chez elle, contemplant le flot de souvenirs qui lui revenaient. Les années de retraite avaient fait en sorte que les jours de la semaine se confondaient pour elle, une sorte de miracle qu'elle puisse même identifier le jour en cours. Ses pensées s'envolaient vers la jeune fille qu'elle avait été, vers les rêves grandioses de son père, avec un cynisme empreint d'une compréhension graduelle. L'idée de retourner à la thaumaturgie caressait doucement les méandres de son esprit. Elle contemplait l'idée de se survivre à elle-même, une perspective que son père n'avait jamais pu envisager, à moins que... ? En se dirigeant vers son propre chevet, elle retira ses vêtements amples et austères pour dévoiler son corps ridé à nu, son tatouage de scellement s'était presque effacé, couvert de tâches de vieillesses, et sa peau ballottante semblait vouloir rencontrer d'avantage son carrelage gelé. Elle se plaça sous ses couettes usées, planifiant dans son esprit ses désirs et ses pensées. Sa décision était prise : à l'aube, elle partirait pour sa ville natale, un voyage vers les origines et les secrets qu'elle avait laissés derrière elle depuis si longtemps.

« - Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir... Je n'ai encore jamais vécu...» chuchotait-elle alors avec un certain débit, comme éprise d'une crise de panique, les yeux humides et les mains tremblotantes, la couverture serrée contre elle, dissimulant sa moue pour qu'uniquement le haut de son visage s'en extirpe et que Morphée ne finisse par la récupérer.

Seconde naissance

Elle fit le trajet jusqu'en Ecosse, par le biais d'un train et ce sans perdre ne serait-ce qu'un seul instant en direction des appartements où Genty avait vécu ses derniers jours. La révélation qui l'attendait là-bas la saisit de plein fouet. Les nobles intentions de son père, sa quête pour transcender le genre humain, semblaient n'être que des voiles masquant des ambitions plus sombres et égoïstes. Quarante années s'étaient écoulées depuis qu'elle avait quitté cet univers, et replonger dans ces arcanes épineuses constituait un défi d'une ampleur herculéenne. Ses doigts usés luttaient pour tourner les pages jaunies, chaque tourment était une bataille, et pourtant une nouvelle vigueur semblait envahir sa longévité vieillissante.

En se plongeant dans les mystères alchimiques que son père avait convoités, en explorant les liens entre corps et âme, en sondant les origines obscures des créatures de la nuit, River insuffla une nouvelle perspective aux recherches abandonnées. Comme un archéologue déterrant une épave perdue dans les abysses océaniques, elle se lança dans un voyage pour achever ce qui avait été commencé, prête à consacrer ses dernières décennies à cette quête, quel qu'en soit le prix. De retour à Londres, River portait dans une valise les fruits de la quête de son père. Tel un maître de ballet exécutant une danse avec la mort, elle se lança dans une entreprise complexe et potentiellement périlleuse.

Ainsi, elle se préparait à transmuter son essence, à remettre en question sa nature ordinaire pour devenir une apôtre de la mort par sa propre volonté. C'était là l'objectif sur lequel Genty, feu son père, avait investi toute sa vie. Si la transformation à travers l'ingestion d'un fluide étranger était une voie fréquemment empruntée, les risques de se retrouver réduit à être une vulgaire goule, une marionnette d'un autre, demeuraient quasi-certains. Quelle valeur aurait l'éternité si elle devait se plier aux ordres d'un autre être ? Elle avait déjà consacré toute sa vie aux croyances d'un autre, mais il était temps à présent qu'elle vive pour elle-même. Même si le terme "vivre" prenait une teinte sarcastique dans ce contexte macabre.

River avait minutieusement planifié chaque étape du rituel, passant des mois à se préparer. Certains ingrédients rares et précieux avaient nécessité du temps pour être réunis, mais elle avait dépassé le stade de la théorie, laissant place à l'action. Son appartement londonien était enveloppé d'un Bounded Field, dissimulant les puissances en jeu à quiconque aurait pu les percevoir. Solennelle et déterminée, elle commença l'incantation qui déverrouillerait les portes de sa transformation. Les mots sortaient de ses lèvres avec une conviction profonde, résonnant dans l'atmosphère chargée de mystère. Son corps entrait en résonance avec les énergies magiques, craquant sous l'effort, émettant des bruits sourds, une symphonie douloureuse de métamorphose intérieure. Puis, un silence tomba, envahissant la pièce. Le rituel avait pris une nouvelle dimension, l'expérience transformatrice bouillonnant au plus profond d'elle-même. De cette époque, il ne restait que des bribes incendiées aux mains de l'Association des Mages.

River Haublodd, c'est une femme d'une distinction remarquable, elle émergeait dans les rues vénitiennes vêtue d'habits de couturiers prestigieux. Sa chevelure soyeuse d'un blanc ivoire glissait gracieusement sur les fils argentés de son manteau, ces nuances s'entrelaçant avec une tresse noire et albâtre opulente et duveteuse. Une mèche aux pointes d'onyx séparait son visage en deux, conférant à ses traits une dualité intrigante. Elle était une figure familière des quartiers raffinés de Venise, où elle se déplaçait avec élégance.

Son visage arbore un aspect joufflu, synonyme de néoténie, renforçant d'autant plus l'aura d'innocence qui émane d'elle. Cependant, son regard sévère vient contrebalancer cette première impression, insinuant un équilibre subtil entre cordialité et résolution. D'un pas assuré, elle marche avec des talons en or, une présence qui ne passe pas inaperçue, surtout lorsqu'elle s'attable dans les cafés confidentiels aux heures crépusculaires. La lumière du jour semblait la fuir, la reléguant dans les ombres, mais dans les galeries marchandes, elle s'engouffrait furtivement, ne s'attardant jamais. Son sillage laissait derrière elle une série de marionnettes humaines déformées, chacune incarnant une aberration grotesque différente. Certaines étaient gonflées à l'excès par une énergie occulte, prenant des proportions monstrueuses, tandis que d'autres étaient desséchées et ratatinées de manière caricaturale, leurs traits tendus dans une grimace d'agonie perpétuelle. C'était là une vision d'horreur qui défiait toute explication rationnelle.

Était-elle une mage criminelle, une génie de l'horreur et de la souffrance ? Si tel était le cas, elle devait posséder une puissance incroyable pour oser laisser ses créations macabres exposées aux yeux de tous. Les mages capables d'une telle audace et d'une telle maîtrise des forces occultes ne couraient pas les rues. Le mystère qui l'entourait semblait infini, tout comme la noirceur de ses activités, et seuls les plus braves ou les plus insensés oseraient se pencher sur cette énigme cauchemardesque. Des échos similaires avaient déjà émergé au début du 21e siècle, à Londres. Cependant, faute de preuves tangibles et de pistes solides, ces spéculations avaient été mises de côté, reléguées au rang d'histoires urbaines. Mais voilà que la mystérieuse entité refaisait surface, vingt ans plus tard, après deux guerres de Graal. Comme si le passé sombre et nébuleux avait trouvé un moyen de s'insinuer de nouveau dans la réalité. Pour le monde extérieur, cette nouvelle version de River incarnait une énigme meurtrière, vivant une vie d'excès sous le masque d'une belle jeune femme apparemment innocente.

Même parmi ses congénères, elle demeurait une curiosité. Elle n'entretenait pas de liens étroits avec les autres apôtres de la mort. Bien que plusieurs d'entre eux l'aient observée agir, chassant pour se sustenter, aucun n'avait osé se mêler de ses affaires. Sa présence était une charade, un logogriphe.

Pour River elle-même, cette nouvelle existence représentait une forme de liberté, une occasion de vivre pleinement et sans entraves. Elle n'était plus contrainte par les intérêts ou les ambitions d'autrui, c'était seulement elle. La sensation d'avoir toute une vie devant elle, une vie où elle pouvait enfin décider de sa propre destinée, l'emplissait d'une joie nouvelle et inconnue. Jamais elle n'avait éprouvé une telle liberté auparavant, et l'envie de percer les mystères de sa propre nature la poussait à explorer, à sonder les recoins sombres de son être transformé. Et pourtant, avec du recul, elle était devenue ce que son père attendait d'elle, c'était là l'ironie du sort, même lorsqu'elle se pensait libre, elle restait prisonnière.

Malgré le soleil qui dominait sur toute la cote du sud de l'Europe, sa peau ne trahissait aucune origine méditerranéenne, soulignant un contraste frappant entre son teint laiteux et le derme hâlé des autres habitants de la ville. Pour ceux qui s'approchent davantage, une révélation troublante se dessinait : des canines acérées qui apparaissent fugacement lorsqu'un sourire s'étire sur son visage. Cette juxtaposition entre élégance aristocratique et bête féroce, entre raffinement humain et une touche de prédateur, fait d'elle une figure intrigante dans le kaléidoscope des visages vénitiens. Ses yeux d'ailleurs pouvaient parfois s'illuminer de croix magentas, le temps devenait obtus, incompréhensible pour quiconque qui pouvait voir ces pupilles là, bien souvent il suffisait simplement de cet instant de mégarde pour qu'elle sois déjà là, un afflux sanguin suivi d'une ponction suivait alors, la chair s'étirait soudainement prenant des teintes violacées et pour les plus malheureux, une vie après la mort dans cette allure grotesque. Fort heureusement, jamais bien longue, car River n'était qu'une piètre nécromancienne.

Qui aurait pu dire quelles étaient ses véritables motivations ici, à la Cité des Doges ? Les chanceux qui avaient eu l'occasion de la croiser et de converser avec elle étaient désormais réduits au silence. Leurs histoires ne pouvaient plus être racontées, emportées par les transmutations macabres auxquels ils avaient été soumis. Pourquoi River persévérait-elle dans ses recherches, s'engageant inlassablement dans cette quête de connaissance ? Après tout, elle avait déjà atteint une forme de jeunesse éternelle, une existence conceptuellement immortelle. Pourquoi ne pas se satisfaire de ce succès ? Pour elle, il y avait encore des défis à relever. Dompter l'astre solaire et sa propre soif de sang étaient des épreuves qui l'appelaient.

La Sérénissime, recelait-elle des débuts de piste ?