L’eau reflétait les lumières de la ville dans la sueur et le sang. Chaque coup de pagaie demandait encore un peu plus d’énergie à la sorcière qui, à cet instant précis, n’en avait plus. La rousse, l’enfant, la cantatrice… des rencontres au cœur de la civilisation, plus qu’elle n’en avait jamais fait en 500 années. Elle pouvait sentir son cœur se serrer, à chaque pulsation ses artères s’essouffler. Einnashe était redevenu silencieux, mais toutes les fibres du corps de Galeswinthe se sentaient attirées vers les terres germaniques. Comme un instinct primaire, comme si la forêt elle-même lui intimait de revenir.
Pourtant, dans l’horreur de la nuit vénitienne, c’est un autre chemin que l’allemande arpentait. Elle avait des choses à finir, ou plutôt à commencer ici.
Galeswinthe était guidée par les murmures de la nature. Par cette symphonie de vie et de mystère, cette voix donnée à l’organisme du monde. Elle pouvait entrevoir dans la pollution humaine la carcasse informe de la terre: une créature aux os d’écorce et aux poumons de fanges. Ses veines s’articulant dans le sol comme des ligaments, des tendons aux cellule gorgées d’ether. Au milieu de la Lagune, une île, perdue, vers laquelle tous ces vaisseaux sanguins convergeaient. Un caillot, une tumeur peut-être, un amas d’ether stagnant depuis des siècles.
Après quelques minutes de trajet supplémentaires, l’allemande amarra son bateau de fortune au ponton qui bordait l’île et hissa son corps décharné sur la terre ferme. Elle resta quelques instants allongée là, sur l’herbe humide, plongeant ses doigts dans la vase. Cet endroit était un havre de vie, un lieu en partie préservé du mal s’incarnant dans la civilisation. Elle pouvait sentir la vie grouiller sur sa peau, s’immiscer sous ses ongles et irriguer ses veines d’une énergie nouvelle. C’est comme si ses circuits magiques prenaient racine dans l’humus, comme si les fleurs du mal s’abreuvaient à nouveau. Les insectes caressaient son échine, vénéraient sa chair. Les arbres dansaient dans la nuit à la manière d’un chien qui remue sa queue, impatient de retrouver son maître. Tout ce qui l’entourait accueillait son incarnation, reconnaissait en elle un héritage inestimable : celui des fées d’autrefois.
Qu’il était bon d’être enfin chez soi.
***
Le sang coulait le long de son bras, terminant sa course en gouttes solitaires. En contrebas, le sol était marbré de mousse et d’hémoglobine, dessinant un cercle inégal dans la boue.
Galeswinthe se tenait là, nue, le corps mutilé par un pèlerinage bien cruel. Les os saillants, émaciée, à peine humaine. Les stigmates sur son corps suintaient d’un mal au-delà de toute compréhension alors que ses brûlures rappelaient toute l’horreur du genre humain.
«
Ich Rückkehr nach das Erde »
Autour, la terre se mouvait dans un vrombissement guttural. La boue enveloppait les jambes de la sorcière et l’attirait vers les profondeurs de l’île. Stoïque, elle se laissait faire alors que la terre se délectait de son incarnation. Elle sentait la roche griffer ses côtes et la poussière obstruer ses poumons. Son sang avait transformé le lieu en un monstre, une créature trop faible pour se manifester pleinement mais assez forte pour se nourrir. Ce petit bout de terre se métamorphosait en un lieu interdit, en un être aux vertèbres de ronce. En quelques instants, l’allemande avait entièrement disparue.
Presque aussitôt, le silence s’installa à nouveau - l’horizon éternellement figé dans l’inertie. Les feuilles qui se balançaient dans les arbres n’avaient jamais été aussi colorées, le bruit des criquets jamais aussi mélodieux. C’est comme si tout s’était magnifié, comme si tout était revenu à l’origine de ce qu’il devait être. L’herbe n’avait jamais autant ressemblé à de l’herbe et l’air n’avait jamais été aussi agréable à respirer. Il exultait de Poveglia une aura ancienne et pleine de vie. Invisible à l’œil mortel, sa tumeur s’était évaporée.
Perçant la chair de cet oasis éternel, une main s’extirpe des tourbes. Sa peau est semblable à celle d’un nouveau-né, exempt de tout passage du temps. Bientôt, les formes de son corps amaigri se matérialisent, comme dessinées par les fleurs qui tapissent désormais l’île. Dans l’océan coloré des tulipes, Galeswinthe ouvre délicatement les yeux. La morsure de l’aurore enflammant la rosée. Elle peut sentir son cœur battre à l’unisson avec le lieu, partageant leurs nutriments dans une symbiose parfaite.
Einnashe est toujours bien silencieux.