Le Pacte


«  Nous disparaissons parce que les Hommes ne croient plus en nous. Cela ne veut pas dire, pour autant, que nous serons totalement réduits au silence. En vérité, nous ne deviendrons plus que des Esprits… »

Le Couple d’Ivrogne était pour une fois endormi dans un coin de ce trottoir : allongé sur le sol en cette belle nuit éclairée par les étoiles et la lune, leurs sommeils semblaient perturbés par une voix qui leur parlait. Ils ronflaient, sourire aux lèvres, bien content de la nuit qu’ils avaient passé…

« Je vous ai choisi pour faire perdurer mon œuvre. Je continuerai, à travers vous deux, d’exister : vous poursuivrez mon dessein et tracerez votre route dans la joie et le bonheur. Ce ne sera certainement pas aussi facile que vous l’espéreriez mais, au bout de ce long chemin, si tel est votre désir, peut-être que vous pourrez changer le monde ou votre propre univers… »

C’est sympa les rêves, surtout quand on ne ressasse pas les conditions exécrables de cette période où cette société est aussi froide qu’une soupe ranci de deux jours dans le gosier et aussi puritaine que la Vieille Lucia et son innocente Octavia. D’ailleurs, il y a comme une impression : ce n’est pas la première fois que ce couple entend cette voix…

« Ce n’est pas ici que nous nous rencontrerons, vous devez vous rendre là où la célébration était la plus intense. Peu importe que cela soit au Grand Théâtre Antique ou aux grottes cachés vers l’Ancienne Thrace : faites comme d’habitude et comportez comme vous le souhaitez. Alors, nous nous retrouverons… »

Puis la voix disparut. Et ils passèrent une très bonne nuit jusqu’au petit matin. Le crépuscule de l’empire romain semblait être à son apogée : pour ce couple bien étrange aux yeux des habitants de cette civilisation au bord de l’extinction, ils s’en moquaient bien. De toute façon, tout ce qui débute un jour se termine le jour suivant et tout ce qui naît meurt automatiquement. Ainsi va la vie : mais dans ce cas-là, autant en profiter un maximum et ne rien faire comme les autres. Les voilà donc qui se rendirent vers la Grèce: l’Homme et la Femme ne passaient pas vraiment inaperçu puisqu’ils chantaient à tue-tête lors de leurs folles pérégrinations, alternant joyeusement des tribulations alcooliques et débauches interdites. Ils étaient bien des « Étrangers de la Cité ». Puis, vint un soir où alors qu’ils furent encore une fois chassés comme des malpropres, les voilà dans une profonde caverne, perdu dans l’immensité de cette endroit. Et ils s’endormirent… Jusqu’à ce qu’ils furent réveillés et que leurs petit univers changea du tout au tout.

Était-ce un rêve ou la réalité ? Un beau jeune homme se présenta à eux. « Beau » n’était pas le mit exact : il était sublime. Nu, portant une couronne de vigne et tenant une sorte de sceptre, assis sur un rocher et dévoilant toute son intimité sans aucune gêne, il les contemplait silencieusement un sourire aux lèvres. Le Couple sembla se réveiller ou être se relever : cet homme leur paraissait si proche. Puis, il fit apparaître une gourde qu’il ouvrit : du vin s’échoua sur le sol tandis que du sol de cette grotte obscure, jaillit de nombreuses et merveilleuses vignes. Dans leurs esprits résonnaient un nom : Bacchus.

«  C’est ainsi que l’on me nomme en votre période mais ce n’est pas ma véritable identité. Vivre en tant qu’Esprit qui perdurera dans les souvenirs des hommes ne me convient qu’à moitié. Alors, j’ai décidé de sceller un pacte avec deux humains. Et, je vous ai choisi car, plus que quiconque en cette ère, vous êtes vraiment digne de poursuivre ma tradition à travers les civilisations qui poursuivront. »

Ce n’était pas sa véritable identité en effet et ils le savaient : ce couple semblait être connecté à celui qui était, en réalité, Dionysos. Le Dieu de la Vigne et des Excès les avait donc choisis ?! Pourquoi eux et pas d’autres ?

« Car telle est ma volonté et qu’il est bien connu que je n’en fais qu’à ma tête depuis la nuit des temps. Vous disposerez de mon savoir et de mon pouvoir. Vous et votre génération devraient vivre selon ma propre conception de cette existence pour les années et les siècles à venir. La Magie des Dieux continuera d’exister et vous porterez mon héritage jusqu’à la fin des temps. »

Dit comme ça, il n’était guère étonnant qu’ils restent interdits devant cette révélation et cette proposition. En même temps, au fond d’eux, ils sentirent comme une sorte de responsabilité et d’opportunité. Et puis, après tout, qu’était donc leur sinon faire comme bon leur semblait tout en picolant et baisouillant du soir au matin en compagnie d’autres énergumènes tout aussi taré qu’eux deux. Un éclair de lucidité dans ce brouillard général : après tout, cela devait être leur destinée. Pourquoi pas après tout ?

«  Votre destinée ? C’est avant tout votre propre choix : je ne vous oblige pas à accepter car vous faites comme bon vous semblez. En ce qui me concerne, je peux trouver d’autres humains qui répondront favorablement à mon appel. Mais si vous êtes vraiment intéressé et que vous souhaitez conclure le pacte, alors il ne vous reste plus qu’à accepter ceci. Après quoi, ce sera à vous et à vos descendants d’agir comme bon vous voulez dans votre intérêt et votre grand bonheur. »

Il leur tendit le Thyrse : celui-ci vint alors se planter devant eux. Ils avaient un choix à faire : accepter le cadeau d’un dieu et transmettre son existence à travers leurs propres générations ou bien tout simplement refuser, se rendormir et continuer leurs vies pitoyables aux yeux des autres mais si heureuse à leurs propres yeux. La légende raconte qu’ils acceptèrent sans se poser de questions : le pacte fut passé, Dionysos disparut et voilà comment ce couple devint la source de toute notre famille. L’Origine en somme quelques sortes…


Une enfance barge…




Il faut que je vous dise : on n’est pas des gens comme les autres. Ce n’est pas étonnant vu notre niveau d’originalité mais on est des magiciens. Et pas des grands guignols : on descend de Dionysos. Depuis très longtemps, il y a eu un pacte ou quelque chose comme ça : je suis censé en connaître tous les aspects mais je m’en fiche en fait. Bon… D’accord ! Je fais semblant de m’en moquer vu que je suis le dernier descendant de cette longue dynastie. En conséquence, je sais tout vu que je suis un peu obligé de tout connaître mais moins j’en parle, mieux je me porte. Parce que derrière les lubies de mon père et de ma mère, j’ai dû subir toute une série de rites initiatiques et d’entraînements afin de pouvoir m’élever au plus haut rang de cette famille de dégénéré. C’est qu’un pouvoir se mérite en quelques sortes. Et non, il n’y a pas eu d’entraînement normal : chez nous, plus c’est bizarre, plus c’est anormal, meilleur c’est. Connaissez-vous l’expression « faire corps avec la terre » ? En ce qui me concerne, c’était bien dans le sens premier du terme : enfermé dans la terre du coin, je n’avais que la tête qui dépassait. Pour m’en sortir, il fallait que j’utilise la magie en moi pour entrer en résonance avec le sol. Dit comme cela, ça a l’air simple : en vérité, je prenais très cher à chaque fois.   Plus je buvais, plus j’étais saoul, plus j’étais dans le merveilleux monde du délire alcoolique, plus je devenais fort. Puis, boire et reboire jusqu’à maîtriser l’art de se bourrer la tronche sans jamais être bourré comme un âne. Je vous passe les détails, concernant la maîtrise de la vigne : cultiver de la simple vigne, c’est  facile comme tout. Cultiver de la vigne divine, c’est tout autre chose : tu te rates, tu prends cher car ce que tu as cultivé, tu le bois. Et la vigne magique - Ou Vine Divine – est un véritable poison qui te tue sur le champ si tu te rates. Autant vous dire que j’ai frôlé la mort, un nombre incalculable de fois.

J’ai maîtrisé ma puissance magique   et le Thyrse en me comportant n’importe comment. J’en ai compris le véritable sens en révélant tous les mystères de cet artéfact le jour où j’ai pu saisir que les apparences sont véritablement trompeuses.  Il faut toujours aller au-delà  de ce qu’on voit : les rites supposés débiles sont des invitations à la libération totale de l’âme et de l’esprit. C’était le dernier acte de mon initiation magico spirituel : je suis désormais un être libre… Un peu trop libre d’ailleurs mais qu’importe après tout. La société et le monde nous imposent des lois et des manières de se comporter : je suis l’Étranger de la Cité, je suis celui qui ne fait rien comme les autres et qui a éveillé son véritable potentiel magique en acceptant ma différence comme jamais. Un peu comme quand tu fais une sorte de machin astral, que tu t’es élevé trop longtemps, que tu fais un très long voyage et que tu reviens changé puis évolué. Quand, c’est sérieux, c’est classe, quand c’est maîtrisé, c’est sans risque mais quand c’est fait volontairement n’importe comment, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait quelques légers soucis psychologiques. En tout cas selon la norme édictée par le monde car, dans mon cas, je m’en fous carrément.


Et maintenant ?


Je ne me souviens même plus qui je suis. Entendez par là que mon nom et mon prénom ne sont rien de plus qu’un assemblage de deux mots qui sont censé me définir ou me donner une identité auprès de cette société ultra conventionné. Je ne suis rien de plus qu’une somme de trois surnoms : Ziggy pour le monde, Mister D pour les partisans de la fête et de ses excès puis, enfin, l’Étranger de la Cité pour les véritables Initiés de mon joyeux bordel. Ce monde, je le parcours à la fois seul et entouré ceux et celles qui s’autoproclament libre et fou. Je suis un nomade : à bord de mon van aménagé, je fais le tour du monde en répandant ma bonne parole… Si tant est qu’il y en ait qui soit assez barjot, alors ils me suivent et pour le reste, je n’en ai strictement rien à faire. Le Monde de la Magie, l’Univers Secret qui peuple cette société aseptisée, je la connais mais je ne me mêle pas de leurs délires. De toute façon, je suis bien trop libre et trop étrange pour eux. Je ne suis pas dupe : il arrivera bien un jour où je serais mêlé à leurs histoires et quand ça arrivera, vous pensez bien que je m’en foutrais complètement.

Aujourd’hui, j’ai 25 ans, je suis ce que l’on nomme un God Holder et comble du désespoir, je n’ai pas encore trouvé l’Élue de mon Cœur qui me fera chavirer et qui me permettra d’être un gentil papa qui transmettra mon pouvoir à ma descendance. Je suis bien loin d’être puceau, je dois avoir des gosses un peu partout dans le monde. Mais, pour le moment, ça ne marche pas. Bah, je ne m’en fais pas : vu mes tendances bien déviantes et mon appétit pour le sexe, ajouté à mon charme « divin », je sens que ça venir rapidement. Et pourquoi pas à Venise ? En y repensant, cette ville est chouette, les paysages sont beaux, le coin a l’air tranquille et j’ai quand même roulé depuis un long moment. Arrêtons-nous ici pour un petit moment tiens.  De toute façon, j’ai vu qu’il y avait un petit coin tranquille à l’extérieur de la ville : un jeune couple d’agriculteur offre son terrain pour les campings caristes et ils peuvent y rester pendant le temps qu’ils veulent pour la modique somme de trois euros par jour. Avec de la tchatche et pas mal de petit sou en plus, je pense même m’y installer un bon bout de temps si le coin me plaît. Et puis, je ne vous cache pas que cet endroit m’inspire… A un point tel que j’ai bien envie de piquer leur endroit : ce gentil petit couple attend un enfant paraît-il. Ils m’ont l’air bien sympa, il va falloir que je pense les remercier à ma manière. Je ne sais pas trop ce que je vais faire ici : j’ai bien envie de profiter de la vie comme il faut. Les terres sont parfaites pour y faire pousser mon champ de vigne made in Zaggy, le terrain est assez grand pour y faire des raves partys de folie et la ville a ce petit quelque chose qui me donne envie d’y semer la zizanie à ma manière.  D’ailleurs, une ou deux semaines plus tard…

« T’en veux une Lucas ? » Proposais-je en lui tendant une cigarette du bonheur comme je les appelle.

«  Tu l’as bien dosé comme la dernière fois ? » Demanda-t-il en s’en saisissant et en commençant à la fumer.

Il était bien 20 heures du soir, nous étions assis sur le petit bout de carré qui, désormais, m’appartenait.  

«  Comme tu aimes. Alors, ta journée s’est bien passée ? » M’enquis-je en me servant d’une petite bouteille de bière.

«  Nos produits se vendent à merveille et on fait même des bénéfices. Je pourrais certainement rembourser rapidement mon prêt sur 25 ans plus vite que je ne le pensais. » Répondit-il tout sourire.

« À la bonne heure ! Comme quoi, quand on peut s’entraider, tout le monde est gagnant gagnant. Tu pourrais même devenir le fournisseur officiel du vin dans la ville. Produit local d’exception et monnaie monnaie  dans la besace. Comme quoi, ne te l’avais-je pas dit au début ? No stress, la vie est belle ! » Poursuivis-je en riant alors que je buvais  la bière cul sec, remettant ma clope dans le bec.

«  La vie est un peu trop belle parfois : je ne sais pas si tout cela est un mirage… » Évoqua-t-il d’un air temporairement sombre alors qu’il fumait la came à Zaggy.

« Ne te pose pas de question, laisse les choses se poursuivre : tout ce qui arrive, c’est grâce à toi. Alors haut les cœurs ! En fait, demain, ta femme m’a proposé de faire visiter cette ville. Vu que je ne connais pas trop, je suis un peu comme un Étranger dans la Ville. »  Annonçais-je d’une voix un peu plus neutre, un sourire se dessinant sur mon visage.

« Ça ne me pose pas de souci. Et d’après les dernières rumeurs, il paraît que le légendaire Mister D va se ramener ici. Ça va être la fête à Venise ! » Renseigna Lucas sur le ton de la conspiration.

J’inclinais plusieurs fois de la tête en souriant. Nous continuâmes de parler de tout et de rien tout en nous bourrant la tronche bien comme il faut. Il parvint à rentrer chez lui en titubant, ne voulant pas que je l’accompagne. Ça ne me dérange pas. Dans cette belle nuit étoilée, seul avec la nature et le bruit des animaux qui berçaient mes oreilles, mon sourire s’élargit : si tu savais… Oh oui ! Si tu savais…