Le bruit de l’eau qui court n’a jamais été naturel pour Trisha. La fine rivière qui s’écoulait non loin de la demeure familiale en Écosse n’avait jamais été autre chose qu’un lieu de mise à l’épreuve. Lorsqu’elle avait vécu à Paris, la Seine n’avait été qu’une simple bande brunâtre séparant la ville en deux. La mer… elle ne connaissait pas la mer. Elle l’avait déjà vu, pour sur, mais elle n’avait jamais appris à la connaître.

Venise.

Le pas traînant, les chaussures usées, marquées par la boue, les coups et quelques traces de sang, portant des vêtements odorants et déchiré à plusieurs endroits, Trisha avançait le long des canaux. Ses cheveux ardents mal entretenus ressemblaient à un lieu d’affrontement entre un apôtre de la mort vaniteux et un agent de la Sainte Eglise et étaient couvert d’une casquette qui protégeait son œil du soleil.

Œil au singulier car le second était voilé par un cache œil, lui donnant une apparence de borgne abattue. C’était un mal nécessaire. Cette ville n’était qu’un champ de bataille inconnu, une magnifique création de l’humanité qui se trouvait corrompue par endroits. Si elle s’émerveillait des créations, des bâtiments, des dorures, elle ne pouvait ignorer la vive douleur qui transperçait son œil pour s’écrouler à l’arrière de son crâne lorsqu’elle posait son regard sur une âme dévorée par l’avarice.

Venise.

D’un mouvement empli de frustration, elle buta contre une petite pierre qui se retrouva bien vite dans l’eau après avoir rebondi sur le bois d’une péniche. Le bruit de la vie, le bruit du vent, le bruit des enfants, le bruit de l’eau qui roule. Son monde était bruyant, empli d’une symphonie bienveillante, mais son regard était sombre, pointé vers le sol. Elle ne comprenait pas.

Elle n’était là que depuis quelques semaines mais elle ne comprenait pas la raison de sa venue en ces lieux. Venise est une ville d’histoire, de savoir faire, d’art, de beauté, un écrin de l’humanité qu’il fallait protéger pour sûr. Pas un écrin où elle méritait de se trouver.

La cité sur l’eau était si proche de Rome, du Vatican, sûrement si elle rencontrait des problèmes nécessitant une intervention de la Sainte Église des agents de Dieu bien plus compétent et méritant qu’elle saurait se déplacer et rétablir la paix et l’ordre.

Elle savait que l’ordre de son arrivée en ville était le fait de son père et que sa sagesse s’étendait bien au-delà du champ de vision limité de sa fille. Elle savait aussi qu’à travers cette opportunité qu’il lui offrait, elle avait une nouvelle chance de prouver sa valeur. Mais elle ne pouvait se résoudre à accepter cette réalité.

Venise.

De son œil unique, encerclé par les cernes, Trisha dévisagea le groupe de jeune installé un peu plus loin. Sa silhouette voûtée, les mains dans les poches, s’approchait comme une ombre menaçante. Elle n’avait aucune mauvaise intention mais elle ne comptait pas non plus changer son chemin. Lorsque quelques mètres seulement la séparaient d’eux, les regards se tournèrent dans sa direction, intrigués, moqueurs, inquiets, chaque visage véritable toile dépeignant le contenu de leur cœur dans une myriade de couleurs et de courbes.

Des toiles que Trisha était incapable de comprendre. Elle ne les avait regardés que pour annoncer sa venue silencieusement, désormais son regard plongeait de nouveau vers le sol. Elle avait lu, non pas leurs visages, mais leur silhouette, rien ne dégénérait, rien ne poserait de problème. Elle le savait. Elle espérait.

Dans un silence coupable, elle traversa le groupe. Aucune voix ne se leva. Aucun regard ne fut échangé. Si l’angoisse avait pu étreindre son cœur, au final tout cela était vain. Leur discussion reprit son cours comme si rien n’était jamais arrivé et sa déambulation le long des canaux continua. Le bruit de l’eau qui dort comme seule compagne, elle découvrait Venise.

Cette ville ne le savait pas. Elle ne le saurait jamais. Le mal ne le savait pas encore. Les ombres impudentes ricanaient impunies. Les soldats du bien n’y croyaient pas, noyés dans leur ego, étouffés par l’échec et aveuglé par la peur de l’échec.

Pourtant dans les rues les étincelles commençaient à se répandre, à chaque pas de Trisha, découvrant son nouveau terrain de chasse. Elle n’aurait jamais l’orgueil de se croire capable de changer les choses mais peut-être, seulement peut-être, les choses sont-elles bien faites.

La bousculade n’a été ni violente ni surprenante. Les sens de Trisha n’était pas suffisamment émoussés pour laisser passer l’imminence d’un impact en plein jour. Elle ne l’avait pas évité cependant, le regard vide elle avait arrêté de prêter attention au chemin des citoyens du quotidien. Elle aurait beau être un gravillon désagréable sur leur chemin le temps d’un instant, cela n’aurait pas de conséquence sur leur existence. Bien qu’irrespectueuse pour les agneaux du Seigneur, ce genre d’incartade lui étaient pardonnées.

“Pardon… HAA !!!”

Un éclat de voix particulièrement expressif, comme celui d’un enfant ou d’un de ces personnages dans les films et les dessins animés qui passent sur les télés. Il n’était pas suffisant pour être contagieux, mais assez pour attirer l’attention de Trisha qui leva son regard morne en direction de l’inconnue. Ce n’était ni son intention de l’intimider ni de la faire s'apitoyer sur son sort, mais ses yeux, ses pommettes, ses lèvres, rien sur son visage ne trahissait de bienveillance.

“Ma glace ! Je suis désolée !! Je… Je…”

Cela faisait six ans que Trisha était entrée dans le monde humain. Les fondations de son cœur étaient intactes mais pourtant recouvertes d’une épaisse couche de poussière qui les rendait inaccessibles. Elle sentait l’embarras de l’inconnue, elle voulait s’excuser, elle voulait lui dire que ce n’était pas un souci, qu’une tache sur un vêtement n’était rien mais rien de tout cela ne pouvait plus s’exprimer. Figé dans un rictus froid, le visage de Trisha s’agita négativement.

“Hmf… C’est rien.”

Son accent italien était à couper au couteau, ses longues années en Ecosse immédiatement trahies par ces quelques mots. Apercevoir le visage de l’autochtone ravagé par l’inquiétude a quelque chose de rassurant pour Trisha, la bénévolence était une vertu qui se faisait de plus en plus rare dans ces rues peuplées d’inconnus. Son œil semblait le reconnaître et la douleur qui traversait son crâne en l’observant était tout à fait supportable.

Baissant de nouveau les yeux, Trisha reprit sa route sans tenter de se débarrasser de la tâche sucrée. Elle avait déjà volé suffisamment de temps à cette femme, s’attarder serait inacceptable. La voix criarde s'élève tout de même une nouvelle fois, probablement surprise par le comportement de la rouquine. Trisha ne se serait pas arrêtée en temps normal, elle n’y aurait pas prêté attention et aurait disparu des souvenirs de cette inconnue d’ici quelques heures et pourtant....

“Oï ! Oï ! Oï ! Vous avez un soucis ? Elle s’en est prise à vous ?”

Voilà que la bande rejoint la scène tels les cavaliers sur leur destrier lumineux. Sautant probablement sur la situation pour jouer les fiers à bras. Stratégiquement ils se placèrent entre l’inconnue et la rousse et d’un air suffisant observaient la démunie comme une victime facile, une marche usée à piétiner.

“La moindre des choses c’est de s’excuser, et puis rend lui de quoi rembourser ce que t’as fait tomber aussi.”

Surprise par la tournure des évènements, Trisha s’était immobilisée. Perdue dans un conflit interne ou une partie lui intimait de continuer sa route en ignorant l’altercation et ou l’autre lui conseillait de piocher dans le contenu de ses poches pour corriger ses fautes. Figée dans une posture voûtée, dos à ses interlocuteurs, Trisha ne semblait pas réagir, piégée dans ses propres pensées.

Le visage de Trisha s’assombrit. Il y avait bien peu de chose qui couvrait son cœur d’un voile de tristesse ou de colère. La corruption des apôtres de la morts, les pratiques des mages noirs, toutes ces choses pouvaient être purifiées par l'œuvre de la Sainte Eglise. La part d’ombre dans le cœur des hommes était d’un tout autre ressort et lorsqu’ils se liguaient les uns contre les autres, l'exécutrice ne savait comment réagir.

Elle n’avait pas à juger ou à punir les agissements des hommes mais elle se devait de les protéger envers et contre tout. Leur bien et leur mal étaient bâtis sur des valeurs qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais apprises, elle se contenterait simplement d’éviter le conflit. La paix ne serait pas le fruit de ses efforts, mais elle ne permettrait pas qu’elle soit mise en danger.

“Hé toi, tu vas te grouiller de la rembourser ou merde ?”

Après de longues secondes d'immobilité, Trisha se remit en mouvement dans un volte-face rigide. La main se baladant dans ses poches et tirant quelques pièces et autres tickets de caisses du vide qui les peuplait. Rapidement elle se trouva face à deux membres de la bande, les subjugués, les subordonnés, ceux qui faisaient barrage de leur corps imposant pour laisser leur leader faire ses affaires. Le regard toujours baissé, la rouquine sale tendit la main dans leur direction.

“Tenez, voilà ce que j’ai.”

Sept euros et quarante trois centimes. Un billet froissé et quelques pièces. Assez pour rembourser une glace en temps normal, mais probablement pas assez pour étancher l’avidité qui s’écoulait des trois jeunes. Un présentiment rapidement confirmé par le rire idiot de l’un d’entre eux.

"Sérieusement ? T’es vraiment une clodo en fait, ça va pas le faire ça.”

Une main lisse se rapprocha de son bras dans l’espoir de la saisir. Non. Elle était bien trop sale pour être touchée par un agneau. Un pas en arrière et la main traversa l’air. La frustration pouvait se lire sur le visage du jeune homme mais elle ne les voyait pas, le sol resterait son seul interlocuteur. La tension monta d’un cran alors que les deux silhouettes se firent plus pressantes.

“Tch. Reste tranquille toi.”

La voix venait de derrière le barrage, là où l'inconnu était au prise avec le petit chef. Mince, sa tentative de désamorcer le conflit avait échoué, elle pouvait sentir dans leur posture, l’appuis de leurs jambes, qu’ils s’apprêtaient à faire une erreur.

Inéluctable, l’envie de conflit naît dans le cœur des hommes, avide de ce qu’ils n’ont pas et non pas de ce qui leur manque. Le désir de supériorité se fait d’autant plus fort lorsque l’on fait face à un simple chien. Une concentration de pulsion, vide de toute réflexion, pure de tout instinct qui hurlait au danger.

Le premier fit un pas en avant sec afin de surprendre la démunie à la tête baissée, sans succès. Toujours plus inclinée en avant, elle passa sous l’assaut rustre avant de se redresser sans porter attention au menton qui se trouvait au-dessus de son crâne. L’impact fut léger mais suffisant pour déséquilibrer le premier et le faire reculer de quelques pas avant que le second n’arrive à son niveau et ne tente de lui porter un coup.

Le poing serré, en direction du visage, point faible des femmes dans ce monde d’apparence, sans jamais atteindre sa cible alors qu’une main à la peau rugueuse s’interposa. Surpris, le délinquant se laissa emporter par son mouvement. Du visage à la main, son poing passait de la main au vide, en pleine direction du canal aquatique. Un petit cri de surprise s’échappa de ses lèvres.

Non. Non. Non.

Instant de panique alors que Trisha prit pleinement conscience de la conséquence de ses actes. La voilà qui perturbait la vie des agneaux dans un désir de jouer un rôle qui ne lui revient pas. Quelle impudence.

“Gnnh.”

Prenant de vitesse l’inertie et la gravité, elle parvint à saisir la manche de sa victime avant qu’il n’atterisse en terrain humide. Un pied fermement ancré dans le sol, un peu d’effort à travers le dos et le bras furent suffisant à envoyer rouler le jeune homme sur le sol, en sécurité.

“T’es complètement malade toi !”

L’impact était imminent. Le leader avait décidé de lâcher sa proie pour défendre son honneur et ses camarades. Un crochet des plus simples. Probablement efficace dans les rues. Il manquait d'entraînement pour heurter à son plein potentiel. L’impact était imminent mais Trisha le sentait déjà.

Le poing s’écrasa sur le menton de la rousse, une fois, suivi d’un second coup dans l’abdomen. Ce n’était rien. Une punition logique pour son écart de comportement, elle aurait dû ignorer la situation. Elle restait immobile, elle n’avait rien à dire pour sa défense. Ce n’était rien de plus que la juste part des choses.

Son œil entrouvert croisa celui de l’inconnue. Quelle disgrâce, quelle honte de l’avoir impliqué dans une telle histoire  a cause de son indulgence. Mais tout serait pour le mieux désormais, elle avait l’opportunité de quitter les lieux. Tout cela ne serait bientôt qu’un mauvais souvenir...

Oh elle n’était pas blessée, quelques bleus parcoureraient bientôt son corps mal nourri mais elle n’y prêterait même pas attention. Les coups étaient mous, mal amenés, hasardeux, pour elle qui vivait dans un monde ou les dangers étaient capable de couper un homme en deux, ce n’était pas un petit passage à tabac qui changerait grand chose. C’est rassurée qu’elle fermait les yeux, recroquevillée, les lèvres plissées à chaque impact, heureuse d’ainsi clore cette histoire…

“Je vous demande de partir !”

Les coups cessent lorsque la voix s’élève. La surprise, le doute, puis la culpabilité étreignent le cœur de Trisha. Voilà que les flammes du conflit se ravivaient, que l’étincelle de pureté de l’inconnue et que les efforts de la rousse se révélaient de nouveaux vains.

“Pose ton jouet en plasti---”

La voix n’a pas le temps de terminer sa phrase qu’une détonation sourde résonne à travers la scène et bien au-delà. Trisha ouvre l'œil d’un coup, alerté par un bruit qu’elle n’aurait jamais pensé entendre aujourd’hui. L’inconnue tenait son arme fumante d’un air déterminé malgré l’anxiété lisible sur ses traits. La poigne ferme soutenait l’arme à feu dans une posture que l’exécutrice savait experte.

“Dernière fois… du monde va possiblement arriver, alors… allez-vous en…”

Frustrés par leur échec et leur faiblesse, les jeunes hommes quittèrent la scène dans une dernière vague menace. Encore une fois, Trisha ravalait amèrement sa leçon, sa place n’était pas au sein du troupeau, ce n’était pas elle mais bien un agneau qui avait désamorcé la situation. Les chiens devaient rester avec les chiens.

“Tu… Tu vas bien ? Tu me comprends ?”

Toujours étendue sur le sol, la rousse mis quelques longues secondes avant de se redresser lentement. Le mouvement ne trahissait pas de séquelle du rude traitement qu’elle avait subi, bien que ses habits plus sali et déchirés qu’auparavant restaient témoins de la scène. Son oeil azur se posa un peu hagard sur l’inconnue, ses cheveux tenus en respect par des barrettes ou des élastiques, son costume entretenu, son arme agréablement placée dans un holster sur le flanc.

Elle n’y avait pas songé de prime abord mais cette jeune femme semblait être de celles qui protégeaient leurs semblables, ou du moins de celles qui savaient se protéger seules. Quelle orgueil de penser être la seule capable de résoudre un différend de ce genre, elle avait encore bien des leçons d’humilité à apprendre.

“Hum.”

L’onomatopée était accompagnée d’un simple hochement positif de tête. Bien vite, elle se rendit compte que de simples sons ne seraient pas suffisants pour remercier sa sauveuse du jour. Après quelques pas en arrière afin de placer une distance respectueuse entre les deux, le visage toujours morne, elle marmonna quelques mots d’un ton haché.

“Merci. Désolé, je n’aurai pas du…”

Des excuses vagues, elle ne savait pas réellement quoi dire. Son arcade sourcilière se leva en apercevant son billet au sol. Dans la commotion les jeunes hommes n’avaient pas pensé à récupérer leur dû. Trisha se baissa pour ramasser ce bout de papier à la valeur fictive avant de le tendre vers l’inconnue.

“Voilà.”

Trisha ? Victime ? Un air surpris ne put s'empêcher d'apparaître sur le visage de l'exécutrice face à cette idée. Elle n’avait été victime de rien. Le passage de ces délinquants n’avait été qu’une gêne fortuite sur son chemin, gêne qu’elle avait elle-même provoquée par son inattention, ou son manque de volonté. Au delà d’être la responsable de cette situation, elle n’en portait pas de séquelle, elle n’était pas blessée, elle n’avait pas à plaindre son état et n’avait rien perdu, pas même ces quelques pièces qu’elle offrait d’elle même et qu’on refusait de lui prendre.

Quelle étrange pensée.

“Heu...vous voulez manger une glace ? Je vous l’offre. Cela vous aidera à penser à autre chose que ces petites blessures, mais vous devriez aussi voir une pharmacie si possible.”

L’air surpris de Trisha n’eut pas le temps de disparaître que la voilà de nouveau confrontée à une situation inattendue. Généralement, ses échanges avec les passants se résumaient à quelques mots murmurés, les gestes charitables étaient autant d’admirables lumières que d’étoiles dans le ciel, mais ils prenaient rarement la forme d’invitations comme celle-ci.

Trop souvent Trisha oubliait la bonté de l’humanité, noyée dans la dureté de sa Mission, mais c’est pour ces moments de douceur auprès de celles et ceux qu’elle protège en secret qu’elle appréciait son utilité. Prennant quelques pas respectueux de distance, sans pour autant quitter la jeune femme des yeux, elle finit par acquiescer face à l’offre.

Elle n’oserait jamais refuser l’offre d’hospitalité d’une humaine et même si elle n’était pas à l’aise, d’être ainsi gratifiée, décliner serait une grave marque d’irrespect. C’est donc silencieusement, ou presque, qu’elle emboita les pas de sa bienfaitrice ne laissant échapper qu’un petit mot avant de se mettre en route.

“Merci.”

Étrangement, cette rencontre laborieuse se changeait en quelque chose de bien appréciable pour la jeune rousse. Elle repousserait ainsi de quelques minutes sa découverte des rues de Venise le temps de profiter de cet instant réparateur puis, c’est le coeur léger et le ventre béni, qu’elle reprendrait sa Mission.

“Ne vous inquiétez pas.”

Malheureusement pour sa bienfaitrice, Trisha n’était pas l’être le plus expressif, pas face aux humains qu’elle comprenait difficilement. C’est probablement pour cela qu’elle avait choisi ces mots, simples, précis, neutres. Ils délivraient le message voulu avec le moins d’incertitude possible et cela était bien… bien qu’ils n’exprimaient pas le moins du monde les sentiments de gratitude et de sécurité qu’elle souhaitait transmettre. Difficile pour elle de savoir comment se placer même si elle sentait bien se malaise. Plus que quiconque, elle était consciente de sa difficulté à interagir avec les humains.

“Je… Je… Je vais bien. Je travaille dur, vous êtes gentille, je ne voulais pas… être désagréable.”

Mieux, du moins le pensait-elle. Avec un soupçon de fierté elle continua la marche et bien vu la jeune femme et la rousse arrivèrent devant le marchand de glace. Voilà un commerce que Trisha ne fréquentait que peu, elle n’avait jamais pris le temps d’apprécier ces douceurs glacées. Quelque peu perdue face au choix, elle hésitait. Voilà qu’elle dérivait déjà de sa Mission en s’accordant ainsi une pause, jusqu’ou pouvait-elle tenter la grace du Seigneur ?

“Marshmallow s’il vous plaît."

Elle avait cédé à la tentation, à la faiblesse du cœur humain. A soudainement en côtoyer une pour s'offrir du réconfort, la voilà qui s’arrogeait le droit de plonger dans des vices de gourmandise. Elle avait appris à se laisser aller à Paris, lorsqu’elle avait vécu avec Frank, cet exécuteur qui se noyait dans l’alcool et le pain brioché, mais depuis son départ elle avait resserré ses gonds. Il n’était plus question de céder… mais la tentation et le manque était trop fort.

Et elle n’avait jamais goûté de glace au bonbon.

“Oui, acquiesce-t-elle face à la mention du jardin, il est très beau, très calme.”

La rousse commençait à accumuler la connaissance sur les lieux de Venise, ce parc elle l’avait déjà traversé à quelques reprises. C’était un lieu séculier, comme isolé du reste de la vie des canaux. Un lieu de paix, pas particulièrement bien entretenu mais cela n’enlevait rien à sa superbe. Du moins pas aux yeux de Trisha…

“Je m’appelle… Trisha. Je ne suis pas en… en… vacance.”

Voilà un concept qui lui était bien étranger. Bien sûr elle savait ce qu’il signifiait pour les humains mais jamais elle n’en avait eu ou ne souhaiterait en avoir.

“Je suis à Venise depuis… mh... quelques semaines. Je... tra… j’oeuvre ici maintenant.”

Un petit silence flotta le temps que les deux goûtent à leur glace.

“Et vous ? Vous avez de quoi vous défendre. C’est aussi pour votre travail ? Je n’aurai pas imaginé que vous étiez de celles qui participent à des conflits.”

Ses formulations archaïques déformées par son italien incertain rendent ses phrases difficiles à comprendre. Cependant on ne pouvait que se réjouir de la voir prendre petit à petit l’aisance de s’exprimer. Peut-être l’effet de cette glace au goût honteusement sucré. La surprise aura peut-être poussé son visage à afficher une grimace incongrue mais après quelques secondes elle aura dû avouer que cela n’était pas si désagréable que ça.

La surprise pouvait se lire sur le visage de la rousse. Quelle étrange idée pour une jeune femme qui se savait faible physiquement de se lancer dans la protection d'autrui. Elle avait probablement de nombreux autres talents qu'elle pourrait exploiter et mettre à profit afin de s'épanouir, mais c'était cette voie qu'elle avait choisie. La surprise de Trisha n'était que superficielle, éphémère, à vrai dire l'idée d'être purement guidé par la volonté de faire ce qui est juste lui semblait amplement suffisant pour justifier n'importe quel choix de carrière.

Le sucre artificiel rosé coulait entre ses lèvres et sur sa langue tel une source de douceur exacerbée. Quelle étrange saveur mais pour autant Trisha ne pensait pas avoir jamais gouté quelque chose d'aussi unique. Ce vent de nouveauté donnait une place particulière à cette glace qui noyait les petites douleurs qui parsemaient son corps.

"Nous devrions bientôt y être."

Les canaux se faisaient plus calmes maintenant que les deux demoiselles se rapprochaient du petit parc, camouflé au cœur de quelques maisons. Chaque minute qui s'écoulait entre elle semblait étendre une bulle de calme surréel qui n'avait rien à faire dans le monde de Trisha. Etrangement elle ne réagissait pas avec violence à ce laxisme dont elle faisait soudainement preuve, comme si elle n'avait attendu qu'une main tendue pour se sortir, même temporairement de son quotidien de plus en plus oppressant. Cependant il ne restait pas loin et elle restait la même personne quoi qu'il arrive, elle ne pouvait s'oublier totalement.

"Je pense aussi être de celles qui protègent mais... mh... désolé de la question mais pourquoi ne protéger qu'une personne ?"

Pour elle qui s'inquiétait du sort de l'humanité entière lors de chacune de ses confrontations, le choix de ne dédier sa vie qu'à une seule personne semblait des plus étrange. Elle savait qu'il pouvait y avoir de nombreuses raisons pour un humain d'offrir sa vie à un autre, le devoir, l'amour, le désir matériel. Mais même si elle connaissait ces raisons, elle ne les comprenait pas totalement, elles étaient trop... lointaines, hors de la portée de ses doigts et de son cœur. Peut-être qu'en entendre la raison d'une vraie humaine éclairerait sa lanterne ? Elle ne pouvait pas savoir sans essayer en tout cas, d'autant plus que le timing semblait parfait.


"Nous sommes arrivés. Voilà le parc."

Je mourrai pour lui.

Jamais Galatéa ne finirait sa phrase et pourtant les mots s’étaient inscrit sans mal dans l’esprit de Trisha. Oh ce n’étaient pas les mots de la jeune femme aux beaux cheveux sombres, certainement pas. Elle, probablement que son coeur couvait un amour plus grand encore que ses simples mots semblaient sous-entendre pour cet homme qu’elle avait décidé de protéger. Non, les mots que Trisha avait entendu étaient les siens, comme une suite logique à cette tirade ou la rousse s’était bien trop retrouvée. Soudainement la surprise qu’elle avait ressentie face à la dissonance du profil de Galatéa prenait une toute autre dimension. Et encore une fois la voilà qui prouvait qu’elle ne méritait pas la bienveillance des humains en les jugeant si vite.

“Oui… J’aime bien ce parc…”

Le parc semblait moins coloré que d’habitude. Ses fleurs moins éclatantes et les rayons de lumières qui perçaient à travers les ruelles étroites, moins chaleureux. Les ordures dissimulées au pied des poubelles et des bancs un peu plus visibles, l’usure sur le pavé plus marquées, comme si une filtre diaphane s’était déposé sur le monde, comme si elle était un peu moins capable de voir la beauté de l’éclat du jardin.

“Merci encore pour la… la glace. C’était très bon.”

Le palais envahit par le goût du marshmallow, Trisha ne pouvait s'empêcher de se sentir écoeurée face à la substance presque sirupeuse. Le goût avait beau être nouveau et singulier, il était aussi artificiel et complètement dénaturé. Elle ne saurait jamais le prononcer, peut être même pas l’imaginer, elle était simplement surprise par le dégout qu’elle ressentait pour une douceur qu’elle était juste en train d’apprécier et le mot pendait au bout de ses lèvres. Pourtant elle ne s’arrêtait pas de manger, peu importait le goût de cette glace, elle avait été offerte par une âme charitable et ne serait pas abandonnée aux rats et aux insectes.

“Moi au… moi aussi. Je protège des gens.”

Une vérité perdue qui avait réussi à s’échapper de ses lèvres malgré les sceau du Mystère auquel elle était contrainte pour sa Mission. Non, elle ne comptait pas mettre des mots sur la nature de son combat, mais elle ne pouvait se sentir autrement qu’obligé de s’ouvrir un instant face à cette humaine qui malgré la pureté de son âme avait décidé d’arpenter un chemin si proche du sien. Elle savait qu’elle protégeait les hommes des maux qui se terraient dans les ombres et qu’il restait bien d’autres dangers dont il fallait se protéger et en ça Galatea aurait à jamais une raison de vivre.

Trisha était peut être jalouse.

“Cet homme, ses défauts ne sont que des épines pour une rose. Il doit être… Il doit…”

Silence. La voix de Trisha cherche quelques instants son chemin parmi les mots de cette langue qu’elle connaissait encore mal.

“Son coeur est beau, j’en suis sûr. Tes mots le rendent beau. Il mérite que tu le protèges et tu mérites qu’il veille sur toi. Je ferai en sorte qu’il n’arrive rien à vous.”

Et d’un ton, plus bas, alors que sa voix s'embourbent dans une spirale de marmonnements incompréhensibles.

“Vous tous."

“Oh… Je…”

Trisha passait les mains sur les poches de son pantalon puis de son blouson en sachant pertinemment la réponse à la question silencieuse qu’elle se posait. Non, elle n’avait pas de téléphone portable, pas plus qu’elle n’avait de fixe d’ailleurs. Le dernier l’avait quitté il y a plusieurs mois déjà, alors qu’elle était encore en France, un vieux modèle cellulaire a clapet qui n’avait pas survécu à une attaque d’Apôtre de la Mort. Frank avait dit qu’ils iraient en racheter un… mais cela ne s’était jamais fait puis le temps les avait rattrapés et Trisha était partie à Venise.

“Je n’ai pas de… téléphone.”

Un constat parfois difficile à comprendre pour les habitants les plus fortunés de ce vingt-et-unième siècle, après tout la technologie du téléphone était l’une des plus grande invention des siècles précédents et avait été perfectionnée à un point presque transcendant. Abattre ainsi les frontières du jardin de Dieu était un acte de force majeur qui prouvait encore une fois la supériorité des humains sur les autres habitants clandestins du jardin. Dire que les mages et les apôtres, coincés dans une belle idéalisée du passé continuaient à rejeter les avancées incroyables des hommes. Mais que voulez-vous ? Certains sont juste incapable de percevoir la lumière des justes.

“Mais j’ai… une adresse.”

Incertaine de ce qu’il fallait faire et face à Galatéa qui sortait un téléphone de sa poche, Trisha sortit ses clefs auxquelles étaient attachées le petit badge qui indiquait son adresse pour pouvoir la dicter si nécessaire. Elle ne souhaitait pas particulièrement revoir cette jeune femme, enfin, si, l’idée de se retrouver de nouveau était une douce promesse qui lui permettrait probablement de s’échapper de nouveau, mais en cet instant elle ne parvenait plus à étouffer la culpabilité qui remontait progressivement. Elle se trouvait là, au milieu d’une ville ou chaque nuit des femmes mourraient, à profiter d’une glace en bonne compagnie au milieu d’un petit parc.

Que penserait son père s’il l’apprenait ?

Revoir Galatéa était un luxe qu’elle ne méritait pas mais elle n’était pas non plus capable de refuser. Pas qu’il s’agisse là d’une faiblesse de coeur, que ses valeurs s’écroulaient face à un peu de bonté et de plaisir, mais encore une fois Trisha se trouvait incapable de refuser les avances bienveillante d’un humain en train de lui tendre la main. Qu’ils acceptent de perdre leur temps à ses côtés embaumait toujours son cœur de cette chaleureuse joie et lui rappelait pourquoi elle se battait, jamais elle ne détournerait son cœur de l’humanité et jamais elle ne saurait leur refuser une faveur.

“Si tu veux, oui, on peut se… se voir de nouveau. Mais…”

L’incompréhension avait chassé l’air contrit que Trisha arborait depuis que les couleurs s’était cachées de timidité, soudainement elle ne se posait plus de question sur son temps et la Mission, sur son père et son regard, sur sa valeur et ses décisions. Elle était juste incapable de comprendre ce que racontait Galatéa…

“Désolé, je ne comprend pas. Pourquoi dix-sept ? Et les… lentilles ? Et…”

D’ailleurs, elle pouvait en profiter.

“Qu’est-ce que c’est… un shiba ?”

Enfant innocente et perdue dans l’obscurité de l’ignorance, Trisha restait avide, pleine de curiosité sur le monde que les humains avaient bâti. Elle n’allait que peu souvent vers eux afin de rester fidèle à ses missions, mais là qu’elle se trouvait face à une démonstration si inattendue de notion inconnue, elle n’arrivait pas à rester silencieuse.