Le corps de Trisha était douloureux. Si son arrivée à Venise s’était bien passée, même sans la supervision de la paroisse de la Sainte Église, ces derniers jours avaient été particulièrement agités. Ses muscles étaient raides, ses os craquaient à interval régulier. Des blessures plus ou moins sérieuses parcouraient sa peau, bleuie à de nombreux endroits. La vie de soldat pour la Sainte Église n’était pas de tout repos. Elle le savait.

Si elle éprouvait des difficultés c’était uniquement parce qu’elle avait négligé son entraînement depuis quelque temps à vivre auprès de Frank. Cette vie à Venise était pour elle l’occasion de revenir dans le droit chemin, de se concentrer de nouveau sur son véritable rôle en ce monde : garder le troupeau des menaces qui rôdent dans les ombres. Son corps avait besoin d’énergie, ses mains avaient besoin de retrouver leur routine.

Dans l’état où elle se trouvait actuellement, jamais elle ne parviendrait à résoudre la mission pour laquelle elle se trouvait ici en ces temps troubles. Elle n’avait aucun moyen de trouver ou remonter la piste du tueur de Venise et de libérer la ville de la chape de plomb qui l’avait recouverte. Si elle s’en trouvait incapable elle ne serait rien de plus qu’un échec et n’aurait aucun espoir d’un jour libérer l’humanité du fléau qui la ronge.

“Gnnn…”

Le son de grognement tire Trisha de sa profonde réflexion, pourtant elle ne se mit pas sur ses gardes. Les bruits n’étaient ni menaçants ni agressifs, mais plutôt plaintifs et synonyme d’efforts. Son regard chercha quelques instants la source de cette agitation avant de découvrir une silhouette penchée sur le canal, maintenant péniblement son équilibre pour ne pas tomber. Avait-elle fait tomber quelque chose ? Peu nombreuses étaient les personnes qui s'approchaient de l’eau sans être sur l’une des gondoles si connues.

Curieuse, la rouquine s’approcha de l’étrange scène les mains dans les poches avant d'interpeller ce qu’elle identifiait comme une de ses semblables, armée de son accent à couper au couteau et de son italien incertain.

“Il y a problème ?”

Voilà un bien mauvais timing pour la demoiselle qui venait de surprendre une équilibriste aux appuis éphémères. Sa chute s’amorça et peut-être fut-elle persuadée de sa disparition sous la sombre ligne des flots. Heureusement pour elle, celle qui avait causé indirectement sa chute s’apprêtait aussi à la sauver dans une réaction rapide qu’elle ne devait qu’à ses années de vie au service de la Sainte Eglise.

Après avoir attrapé le bras de l’inconnue et contemplée sa triste situation, elle remarqua la bouteille d’eau qu’elle tenait dans la main. C’était donc ça ?

“Tu as soif ?”

Comme une réponse ou un écho, le ventre de la rescapée des eaux se mit à gronder.

“Et faim ?”

Les mots fusent de la bouche de la jeune femme, elle ne semblait pas être au meilleur de sa forme et pourtant ses mots ne trahissaient pas tant la douleur de son existence. Trisha n’était pas la plus intelligente des gardiennes du troupeau mais elle avait souvent vécu auprès des démunis, elle ne savait pas qui était cette fille, son nom ou son histoire, mais elle savait qu’elle ne vivait pas parmi les citoyens modèles. Ses chaussures trahissaient les heures de marches, son pantalon servait de témoins pour tous les endroits où elle s’était posée, sa bouteille d’eau froissée vide, ses cernes… Trisha voyait tout ça, elle n’en comprenait pas tout, mais elle n’avait pas besoin de comprendre.

Plongeant sa main dans sa poche elle tira un billet et quelques pièces, de quoi trouver à manger avec un peu de chance. Doucement elle hocha la tête silencieusement avant de relever la tête vers la jeune femme.

“Viens, on va te trouver manger.”

Quelques mots prononcés sur un ton morne, dissimulant les véritables sentiments de la rousse, c’était tout ce qu’elle pouvait dire. Elle n’allait pas juste donner de l’argent à cette fille, les rues le soir n’étaient pas sûres et elle ne pourrait pas se défendre en cas de problème. Elle semblait affamée, assoiffée, régler ça serait la première étape avant de s’interroger sur la suite.

“Tu suis ?”

Un dernier regard en arrière pour s’assurer qu’elle lui emboitait bien le pas et Trisha commença à marcher vers les rues plus agitées dans le monde nocturne des étudiants de Venise. Dorsodouro était un quartier qui ne s’éteignait jamais, un lieu assez sûr car il y avait toujours un oeil pour veiller sur l’autre, mais aussi un terrain de chasse aisé pour les monstres de la nuit capable de saisir un jeune imbibé d’alcool au détour d’une ruelle. Trisha connaissait bien ce quartier, elle y avait passé de nombreuses nuits depuis qu’elle était arrivée.

Ces histoires de meurtres hantaient la ville. Les rues étaient plus sombres, plus vides. Évidemment cela n'empêchait pas les jeunes de profiter de la vie, inconscient du danger qui rodaient entre les canaux, ou les commerçants de les accompagner dans leur rythme de vie nocturne. Bien vite les pas de la jeune femme et de la rousse les guidèrent jusqu’à une épicerie ouverte malgré l’heure tardive.

La lumière artificielle nimbait les pavés d’une lueur quasi-divine pour ceux dont le ventre restait vide au fil des jours. Se tournant vers l’affamée, Trisha déposa son argent dans sa main avant de lui indiquer la porte d’un mouvement de menton.

“Va. Prend c’que tu veux.”

Les minutes passaient pendant que la demoiselle faisait ses achats. Trisha, elle patientait. La nuit n’était pas jeune mais pourtant la ville était loin de dormir. Son regard voyageait de visage en visage, de main en main, de verre en verre. Cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas touché un verre d’alcool. Ses années avec Frank lui avaient appris le plaisir de la boisson mais depuis son arrivée à Venise elle n’avait pas cédé à la tentation. Son mentor lui avait appris bien des choses et notamment à comprendre le monde des humains et à interagir avec la Sainte Eglise, mais elle n’était pas dupe. L'exécuteur qui l’avait accueilli était plus un vétéran désabusé qu’un modèle de vertu.

L’alcool, la paresse, la peine, l’acédie, Frank était plus humain qu’il ne voulait l’admettre. A trop se battre pour la paix du monde des hommes il s’était consumé dans un ressentiment pour ceux qu’il s’était juré de protéger. L’alcool n’était qu’une distraction, un moyen d’adoucir la peine pour que les jours semblent moins longs. Elle n’était pas comme lui, elle n’avait pas été arrachée à un monde paisible, elle avait toujours été destinée à ça. Son tranchant aura beau s’émousser, elle n’était qu’une arme, elle n’aurait qu’à aiguiser de nouveau son fil.

“Merci beaucoup !”

La voix de la jeune fille la tira de ses pensées et son regard se décrocha des étudiants en cavale. L’air un peu penaude, elle se noya sous les paroles pleines de vie de “Lize” qui ressemblait de plus en plus à une enfant abandonnée au monde, sans savoir ce à quoi elle aurait dû avoir le droit. L'exécutrice avait beaucoup de mal à supporter ce genre de spectacle. La vie des humains pouvait être dure pour bien d’autres raisons que l’existence des créatures de la nuit, mais elle ne pouvait lutter contre.

Ce n’était pas son rôle.

“Oh ! D’ailleurs, tu ne m’a pas dit comment tu t’appelais, je vais avoir du mal à te rembourser si jamais je sais pas qui tu es !”

Ce n’était pas sa Mission.

“Trisha. C’est mon nom. Mais non. Pas la peine de rembourser. C’est pour toi.”

La bouche pâteuse, sa langue commençait petit à petit à se délier.

“Il a raison. La nuit est dangereuse ici. Si tu…”

Silence. Doute. Non, jamais on ne lui reprocherait d’aller plus loin que sa Mission.

“Je te raccompagne. Si tu veux. Tu habites où ?”

Quelle étrange scène était-ce… Qui, dans cette situation, accorderait sa confiance à une inconnue sale, incapable de s’exprimer dans un italien correct. Qu’il était amusant de voir Trisha, incapable d’imaginer qu’un agneau du troupeau puisse douter d’elle dans cette situation.

Un sourire amusé commençait à apparaître sur le visage de Trisha. Cette Lize était de ces agneaux avec lesquels elle appréciait le plus le temps passé. Simple, souriante, contentée par les maigres dons du destin. Ses réflexions enfantines étaient aussi absurdes qu’éloquentes sur la gratitude qui réchauffait son cœur. L'exécutrice était toujours heureuse de pouvoir soutenir les agneaux du Seigneur et trop souvent elle pleurait la peur qui l'empêchait d’approcher les âmes blessées.

“Oui. Il y a quelqu’un… quelque chose qui attaque les habitants de cette ville la nuit tombée.”

Trisha n’est pas surprise d’apprendre que la jeune fille est sans abris. Elle ne s’était pas interrogée à ce sujet, mais au fond elle devait l’avoir compris. Ses habits usés, sa vie dans un sac, l’air affamé et sans le sous. Elle sentait toujours un poids l'accabler lorsqu’elle faisait face aux démunis de ce monde et cette fois ne faisait pas exception.

Pourquoi ?

Un mot, une question, une complainte adressée au ciel et au Seigneur miséricordieux qui guidait ses actes. Pourquoi certains de ses agneaux avaient-ils une vie plus dure, plus éprouvante que la sienne ? Comment pouvait-elle accepter que ceux qu’elle devait protéger profitent moins de leur temps sur cette terre qu’elle ? Avait-elle besoin de faste et de possession personnelle pour mener sa Mission ? Non.

Cette question, et les extrêmes dans lesquels Trisha était capable de se plonger en conséquence, avaient longtemps été un grand sujet de conflit avec Frank. Le vétéran avait réussi à la convaincre que dormir avec un toit sur la tête était nécessaire, que se laisser dépérir dans un excès de compassion était le meilleur moyen de mourir et d'entraîner la mort d’innocent par la suite.

Bien qu’elle comprenait cet argument, elle n’arrivait pas à accepter cet état de fait. Elle savait que la vie des agneaux était entre les mains des bergers, que seuls leur sécurité reposait sur ses épaules, mais elle ne pouvait s'empêcher de se sentir responsable.

“Oui. C’est plus simple à manger comme ça. Mais ça ne remplit pas beaucoup le ventre. Tu...”

Un frisson parcouru la peau de Trisha alors qu’elle s’apprêtait à abandonner une part des enseignements de Frank. Ce n’était pas grave, se disait-elle, il n’est plus là, ma vie reste entre mes mains, se persuadait-elle.

“Mieux vaut acheter du pain et de quoi le garnir. Ca semble plus cher, ça demande plus d’effort, mais c’est mieux, tu as plus à manger.”

Il avait toujours refusé d’entendre sa part des choses, la douleur qu’elle ressentait, intransigeant, désabusé, désintéressé, il n’était pas capable de comprendre. Il n’était plus là.

Il n’était plus là.

La réalisation lui faisait l’effet d’un filet d’eau froide qui coulait, lancinant, le long de son dos nu. Ses émotions se confrontaient dans un tourbillon d’une faiblesse étrange. L’on aurait pu être surpris de ne pas la voir enfin chamboulée par la solitude, par la disparition de celui qui lui avait servi de père ces dernières années, de son quotidien et de ses habitudes. Elle, était surprise de sentir ainsi perturbé par une question qu’elle ne s’était jamais posée.

Une vague d’aigre mélancolie colora l’expression de son visage pendant que le reste de son coeur saisissait enfin l’opportunité de faire enfin la différence.

“O… Oui. Il y a quelques endroits calmes. Sinon tu peux aller dans un foyer… il doit y en avoir un sur la partie de la ville… sur… pas sur l’île.”

Trisha déglutit difficilement, incertaine de comment proposer ses mots suivants.

“Si tu trouve… Sinon… le temps que tu trouves… Si… Il y a chez moi.”

Lize accepta l’offre de Trisha sans un moment d’hésitation, sans penser un instant que cette menace fantomatiques qu’elles évoquaient pouvait être la jeune femme qui était venue providentiellement à sa rencontre. Elle souhaitait passer du temps avec cette inconnue qui lui avait montré un brin de bienveillance auquel elle n’avait peut-être jamais eu le droit.

Gênée face à une telle preuve de bonté et d’innocence, Trisha ne put s'empêcher de détourner le regard, le cœur serré par une vague de bonheur qu’elle n’était pas capable d’exprimer convenablement. La voilà qui retrouvait dans cet échange simple la satisfaction de faire une bonne action, de poser une pierre de générosité sur les murs du paradis terrestre que les humains se devaient de construire.

Elle n’en était peut être pas une mais en tant que l’un des fidèles chiens qui veillait sur eux elle ne pouvait qu’être honorée de pouvoir ainsi participer à cette grande Oeuvre qui la dépassait.

“Très… très bien. J’habite plus… loin. Hors de Venise, après le… pont.”

Les loyers à Venise étaient bien trop cher, l'Église locale ne la soutenait pas encore financièrement, elle n’avait pas gagné ce droit et le Père Boréal ne lui faisait pas confiance. Ni à elle, ni à son paternel qui l’avait amené jusqu’ici. La garder hors du territoire propre de Venise était une manière pour lui de signifier qu’elle n’était pas la bienvenue.

Chaque matin, elle échauffait son corps avec une petite course jusqu’au cœur de Venise. Ce n’était pour elle qu’une formalité, un moyen de réveiller son corps engourdi par les quelques heures de sommeil qu’elle lui avait accordées, elle ne s’en plaignait pas. Elle ne s’en plaindrait jamais.

“Désolé, c’est un peu loin. Je… Je n’ai pas rangé depuis quelques jours. Et je n’ai pas grand chose à manger. Tu aimes les plats instantanés ?”

La jeune rousse détachée et assurée, pleine d’une froideur désintéressée s’était complètement changée en un écrin d’incertitude. Comment pouvait-elle être à l’aise alors que pour la première fois depuis si longtemps elle offrait l’hospitalité à un agneau. Des années en arrière, lorsqu’elle avait quitté l’Eden et que dans la routine de sa Mission elle avait découvert la détresse des démunis elle s’était mise en tête de faire tout son possible pour les sauver. C’était Frank qui l’avait éloigné de tout ça.

L'exécuteur français n’avait jamais été un modèle de vertu ou de passion et pourtant dans ses accoutrement vulgaires et son ton désabusé se cachait quelque chose qui n’avait rien à voir avec la Sainte Eglise comme Trisha avait appris à la considérer : une profonde et irrésistible humanité.

C’était un misanthrope, un alcoolique, une brute au rire gras et à l’humour vaseux mais derrière ses actes pleins de péchés il avait tenté d’apprendre à Trisha cette vérité en lui apportant un peu de perspective : les humains ne sont pas que bonté. Mais s’il s’était trompé ? Si sa vision du monde s’était teinté de noir après des années à baigner dans le mal ? S’il n’avait plus le recul nécessaire pour juger les hommes ? Et de quel droit se permettait-il de les juger ?

Face à Lize, joyaux d’innocence, la foi de Trisha retournait l’espace d’un instant à son éclat d’antan et la confiance que cela lui inspirait était tel un second souffle pour son âme.

“Tu es arrivé en ville récemment ? Je suis installé depuis peu aussi… Je ne parle pas bien italien…”

Lize partageait de nombreux points communs avec un soleil, elle débordait d’énergie et ses mots étaient emplis d’une joie qui éclairait la nuit Trisha d’une lumière bien plus claire que les lampadaires jaunis qui bordaient le pont. Les voitures les dépassaient régulièrement dans l’ambiance nocturne mais jamais Trisha ne semblait leur porter attention, ses sens étaient uniquement dirigés aux paroles de la jeune fille. Evidemment elle guidait la marche, après tout elle seule connaissait leur destination, mais c’était elle qui se laissait guider par le flot de ces mots.

“Oui, les humains ont la plupart du temps un travail, un rôle qu’ils remplissent quotidiennement… pour… pour…"

Elle était incertaine de la suite de sa réponse. A vrai dire, elle ne se posait que rarement la question de la finalité du fonctionnement du monde des humains. Après des années passées parmi eux, les secrets de leur vie étaient encore bien épais, mais elle ne cherchait pas à les comprendre. Tout ce qu’elle avait à faire, tout ce qu’elle devait faire, c’était les accepter dans toute leur beauté.

“Permettre au monde de tourner.”

Une réponse vague, mais qui était l’intégralité de sa vision du monde dans une honnêteté qu’il n’était pas possible de feindre. Pas que Lize ne cherche de réponse plus compliquée, mais Trisha se sentait tout de même coupable de laisser autant de part d’ombre à cette explication.

“L’homme qui t’a vendu les sandwich travaillait.”

Tout était plus clair désormais.

“Je…Je suis venue à Venise pour…”

Mentir à une âme telle que Lize était impensable, non, à une humaine. Tout bonnement impossible. Mais la voilà qui était confrontée à cette éternelle situation de secret autour de sa Mission. Trop souvent cette situation se présentait à elle et trop souvent elle se trouvait désemparée. Elle n’était pas censée révéler le secret de sa Mission aux agneaux, car c’était pour leur ôter cette responsabilité qu’elle portait le poids de la corruption du monde. Mais en tant que chien à leur service, elle ne pouvait se résoudre à s’abaisser à leur mentir, quand bien même elle savait que les autres agents de la Sainte Eglise trompaient sans remord les humains qu’ils étaient censés protéger du mal.

Rationaliser le mensonge comme une forme de protection n’a jamais semblé juste à Trisha.

“Pour mon propre travail, mais je n’ai pas le droit d’en parler. Je suis désolé.”

Une réponse emplie de vérité creuses, sans substances, mais sans tromperie ou intention malhonnêtes, c’était là tout ce qu’elle pouvait offrir.

“Je viens d’Ecosse, au Nord du Royaume-Uni… Je suis aussi allé en Angleterre et… en France. Mais je parle très mal français… même si c’est mieux que l’italien… c’est aussi plus… compliqué.”

La fin du pont était en vue et bientôt le bâtiment qui abritait son appartement serait face à elle. Il ne restait plus que quelques précieuses minutes pour profiter de l’air frais de la nuit et de la caresse de sa brise.

“Tu… Tu ne devrais pas… S’il s’agit de ton père, il sait ce qui est le mieux pour toi. L’indépendance est une liberté naturelle, mais la famille est un bien… précieux. Et l’autorité de nos parents doit être respectée… c’est grâce à eux que nous sommes devenus ce que nous sommes. C’est grâce à mon père que je suis venue à Venise. J’espère le rendre fier.”

Elles avaient atteint la fin du pont, puis traversèrent la route pour tourner sur la gauche en direction des bâtiments modernes aux formes planes qui servaient de résidences aux citoyens de Venise qui n’étaient pas assez fortunés pour payer le loyer de la Sérénissime. Trisha ne savait même pas comment elle trouvait l’argent pour payer le loyer de l’appartement d’une douzaine de mètres carrés qui lui servait de demeure, où elle avait à peine la place de se déplacer correctement, ou la cuisine, la salle à manger et la chambre ne formaient qu’une seule pièce.

Rien de tout cela ne lui posait de problème, elle n’avait pas besoin de plus pour accomplir sa mission. Elle prenait déjà la place d’un humain à occuper ainsi un appartement, l’une des nombreuses qui se devait de dormir dans la rue pourrait profiter d’un toit sous lequel se reposer et de chaleur pour l’hiver mais non, elle prenait cette place pour lui. Cette simple pensée nouait son ventre et lui donnait envie de vomir, de trouver une âme en peine et de lui donner refuge et ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle retrouvait le courage de le faire, loin du jugement de celui qui lui avait appris à abandonner ces choix.

“C’est bon, c’est ici. Je… Je suis désolé… Ce n’est pas grand… et sale… Et je crois que… l’ascenseur est en panne.”

"... X ?"

La voix de Trisha, incertaine était tel un écho de celle de Lize et son regard, une ombre qui suivait celui de la jeune fille avec quelques secondes de retard. La honte l'avait submergé un peu plus tôt et elle n'avait su réagir qu'en fixant le sol tout en rangeant les obstacles superficiels éparses de l'appartement face aux compliments et remarques de Lize. Mais là, elle sentait un brin d'incertitude et de curiosité.

"Oh... non, pas X, c'est... la Croix."

La voix de Trisha était étrangement pleine de révérence en prononçant ses mots. A vrai dire, même si elle respectait et adorait l'humanité qu'elle protégeait, son Père et le Seigneur occupaient une place particulière dans la hiérarchie de son monde. Le Seigneur tout particulièrement.

Ce n'était pas surprenant, son éducation, son existence et sa Mission prenaient toutes racines dans la bienveillance du Seigneur et son amour pour le monde qu'il avait créé. Trisha trouvait en lui réconfort et certitude, ainsi que la confiance d'avancer sur le droit chemin.

"La croix sur laquelle Jésus est mort pour l'humanité il y a longtemps. Elle nous rappelle sa bonté et son amour pour les Hommes, et nous inspire à poursuivre le chemin des justes pour un jour le rejoindre au paradis."

La voix habituellement tâtonnante de Trisha trouvait ses mots justesses dans un flot naturel dès lors qu'il était question de sa foi. Ces idées, si fondamentale à son existence s'écoulaient avec aisance, comme son repère le plus sûr qui la protégeait contre les inconnues qui tapissent le monde.

Même si cela lui semblait incompréhensible, elle avait appris que tous les humains ne priaient pas Dieu, certains même réfutaient son existence. Et si cela l'attristait ou même la rendait parfois crépitante de colère, elle n'était pas de celles qui avaient pour mission de guider les Agneaux du troupeau. Elle se contentait de répondre aux questions, partager en quelques mots sa foi et se fier au jugement des Hommes.

"Je vais faire... à manger. Tu aimes les... mh..."

Incapable de trouver le mot adéquat, Trisha tira du placard l'un des rares paquets de nouilles instantanées de son placard pour l'agiter en direction de Lize. Elle avait peut-être mangé un peu plus tôt, mais si elle avait peiné à se nourrir en vivant dans la rue au grès de la générosité des hommes, elle avait peut-être quelques repas à rattraper.

"On va aussi t'installer sur mon lit. Je vais me mettre là." dit-elle en pointant un coin de la pièce, pas question qu'elle force Lize à partager un lit avec elle "Si tu trouves..."

Une nouvelle fois sa voix s'était interrompue, submergée par les réflexions découlant de sa décision d'accueillir Lize elle avait du mal à faire le tri dans ses pensées. La technicité de la situation était assez inhabituel pour son mode de vie simple.

"Tu... tu peux rester aussi longtemps que tu veux. Tant que tu restes à Venise."

Une chose à la fois, les questions seront réglées lorsqu'elles se présenteront. Voilà une façon de faire qui lui correspondait mieux.