Copenhagen se trouvait dans le centre du Cannaregio, au milieu des lagunes. Cela faisait presque un an que Jacopo y travaillait, un record dont-il était fier - ayant l’habitude de se faire virer de ses jobs après quelques mois grand maximum. Au début, il travaillait principalement de jour, mais était rapidement passé sur les horaires de nuit - il préférait la fraîcheur de l’air. Le propriétaire l’avait également félicité sur son efficacité à empêcher les problèmes entre locaux bourrés, non pas qu’il n’en ait jamais vu une. C’étaient généralement les touristes qui faisaient le plus de bruit selon-lui, mais c’était assez rare qu’il ait à intervenir.

Le barman inhala une bouffée de fumée. Il n’y avait pas encore beaucoup d'activité cette nuit-là, alors il s’était autorisé une courte pause clope dans la petite cour à l’arrière du bar. Une fenêtre lui permettait d’observer facilement ce qu’il se passait à l’intérieur du bar ; c'est-à-dire pas grand-chose pour l’instant. Un habitué venait de terminer son expresso habituel, il allait encore rester planté au bar une dizaine de minutes, scotché sur son téléphone avant de s’en aller sans rien demander d’autre. En dehors de lui, un trio discutait calmement dans un coin autour de bières - Jacopo reconnaissait quelques visages dans le lot, mais aucun des trois ne fréquentait l’endroit régulièrement.

Le soleil s’était déjà couché, mais la nuit était encore jeune, le jeune homme avait encore du temps avant d’avoir à fermer les portes du bar. Ding ding ding ding. Le son étouffé d’une clochette se fit entendre, Jacopo jeta un œil derrière lui, à travers la vitre il pouvait apercevoir un couple entrer. Il n’avait pas encore fini sa cigarette, tant pis, il l’écrasa dans le cendrier posé sur le rebord de la fenêtre avant de retourner dans le bâtiment par la porte arrière.

“Buonasera !” S’exclama-t-il à peine entré dans le bar. Il était un peu à cran d’avoir eu à couper court à sa pause, mais faire son travail prenait les devants. Il devait bien ça à Oz’, qui lui avait trouvé ce poste. Devant le bar se tenaient un couple, un homme et une femme aux cheveux bruns, l’air d’avoir la trentaine. Le barman passa derrière le bar pour leur faire face, l’intérieur du bâtiment était un peu trop chauffé à son goût, mais il devait faire avec. “Cosa vuole ?”

“...”

Le couple ne répondit pas à la question, l’air confus et gênés. * Des touristes donc... * Un spécimen plutôt habituel à Venise ; souvent italiens, régulièrement autre chose - ces deux-là avaient au moins l’air européens. Jacopo n’aimait pas avoir à gérer des étrangers, il connaissait à peine trois mots d’Anglais et était incapable de les gérer correctement, ça l’énervait. Enfin, heureusement son job était assez simple dans ces cas-là. D’un geste de la main, il leur désigna une petite table où s’asseoir, puis saisit quelques cartes sous le bar. Il y en avait de plusieurs sortes : les “Anglais/Allemand”, “Français/Espagnol”, “Chinois/Japonais”, et “Russe”. Toutes étaient également annotées en italien, alors les clients avaient simplement à pointer du doigt ce qu’ils désiraient, et cela suffisait.

Dans le doute, le barman amena un exemplaire de chaque carte en dehors de celle en “Chinois/Japonais”, les présentant au couple maintenant assis. C’était la carte des boissons uniquement, l’établissement ne servait pas de plats le soir - le cuisinier finissant son service à 17h. Des grissini étaient disposés sur les tables en tant que snacks, et restaient disponibles à la demande (tant qu’il n’y avait pas d’abus), mais le job de Jacopo consistait majoritairement à faire des cocktails, et à servir de l’alcool et du café.

L’homme assis à la table se saisit de la carte “Anglais/Allemand” en remerciant le serveur - ce dernier ne reconnut pas la langue, alors c’était probablement de l’Allemand. Même lui savait dire “merci” en anglais. “Prego.” Jacopo amena les deux autres cartes sous son coude avant de se retirer pour les remettre à leur place derrière le bar. La soirée avança. Le couple allemand commanda d’abord des bières. L’habitué s’en alla, comme prévu, sans rien prendre de plus que son expresso habituel. Le trio dans le coin de la pièce prit une nouvelle tournée de bière. Les Allemands demandèrent dans un italien cassé deux verres de limoncello, le serveur les félicita pour leur effort. Puis Jacopo s'éclipsa une nouvelle fois dans l’arrière-court. Un coup de vent avait dû faire voler les restes de sa dernière cigarette, il devrait en entamer une nouvelle.

La nuit commençait à être bien avancée, et elle était calme, il devait en profiter. Ding ding ding ding. À peine eut-il allumé son briquet que l’entrée sonna à nouveau, tant pis pour sa pause. Rangeant le briquet et la cigarette dans ses poches, il s’en retourna dans le bar en poussant un gros soupir.

“Buonasera !”

C’était un visage étrangement familier qui passa la porte du Copenhagen. C’était pour ça qu'il n'aimait pas avoir à servir les touristes asiatiques, garder leurs visages en mémoire était bien plus difficile. Il y a plusieurs années de cela, lorsqu’il avait quitté le lycée et commencé ses premiers petits boulots, il pensait être incapable de faire la différence entre deux Chinois ! Heureusement, le temps et l’expérience lui avaient prouvé tort - même si cela restait une tâche difficile lorsque l’on croisait des dizaines et des dizaines de visages tous les jours.


- Grazie. Remercia le nouvel arrivé, s’exprimant dans un italien très naturel.


Jacopo, qui passait derrière le bar, se contenta de lever la main comme pour dire “de rien”. Il n’avait pas la patience pour les touristes qui voulaient s’exprimer avec les quelques phrases d’italien qu’ils avaient apprises dans un guide avant leur visite du pays. La plupart d’entre eux étaient incompréhensibles de toute manière. Il s'apprêtait donc à sortir une carte “Chinois/Japonais”, espérant que son client parlait l’une de ces deux langues - ou l’anglais peut-être. Mais il fut stoppé net lorsque ce dernier passa sa commande dans un italien tout à fait correct.


* Bien la première fois qu’un Asiat’ ne me fait pas perdre mon temps tiens. Comme quoi, on peut toujours se faire surprendre. *


“Une Moretti. Bien sûr, un instant.”


Jacopo sortir machinalement un verre à demi, il lui fallait encore le rincer rapidement avant le servir à la tireuse. En même temps, il en profita pour s’attarder un peu plus sur son nouveau client, intrigué. Il ne lui fallut qu’un instant à porter un peu plus d’attention sur les traits de son visage pour confirmer ses premières impressions : il l’avait déjà vu récemment, mais où ? Définitivement pas durant son service, il aurait immédiatement remarqué si un Asiatique parlait aussi bien la langue. Le barman commençait à être frustré d’avoir la réponse sur le bout de la langue, incapable de mettre le doigt dessus. Mais lorsqu’il déposa la bière sur le comptoir, face à ce jeune homme, la réponse lui apparut immédiatement : il portait une attelle au bras droit.

- On s’est déjà croisé à la salle de sport non ?

Le barman frappa du poing dans son autre main en ayant cette révélation. En comparaison, l’homme en face l’avait immédiatement reconnu. Ces derniers jours, Jacopo avait effectivement remarqué cet Asiatique qui s’était mis à fréquenter sa salle de sport habituelle. Les étrangers étaient déjà assez rares là-bas, mais celui-ci se démarquait principalement du fait qu’il s'entraînait sans relâche avec un bras toujours en attelle.

“Ah, oui. T’es le maniaque qui vient frapper des sacs avec un bras en moins.” Maniaque n’était peut-être pas la meilleure façon de décrire un client qui n’avait encore rien fait, mais Jacopo avait tendance à être plus naturel avec ce genre de personnes.

“Quelqu’un de là-bas t’a filé l’adresse ? Quelques-uns fréquentent le coin.”

La plupart des membres les plus anciens du club connaissaient le bar où servait Jacopo, et certains passaient de temps à autre. C’était arrivé de temps à autre que des gens de passage y récupèrent l’info et passent également faire un tour - ça n’était pas toujours une bonne chose, certains d’entre eux étant plus source de problèmes qu’autre chose. Et lorsque les choses tournaient au vinaigre, Jacopo aimait avoir un nom afin de pouvoir décompresser de la nuit gâchée.

Le bar n’était peut-être pas très peuplé, mais il restait animé d’une certaine chaleur. Près de l’entrée, un groupe d’amis discutait vivement - ils étaient trois, et étaient maintenant un peu joyeux après quelques verres. Un couple, dans un coin, se parlait doucement, ignorant tout autour d’eux. Et maintenant, le nouvel arrivé s’engageait dans une conversation au comptoir avec le barman - ces deux derniers ayant un point commun assez particulier. Ils restaient deux inconnus, mais cela suffisait à briser la glace.

Jacopo fréquentait depuis longtemps une certaine salle de sport ; ou peut-être était-il plus juste de parler de salle de combat ? Quoi qu’il en soit, il ne s’agissait pas d’un endroit vraiment normal, et il ne s’attendait pas à ce que ceux qui y pointent le bout du nez le soient non plus. C’était pour ça qu’il n’avait pas eu de mal à appeler ce nouveau client un “maniaque”. Et c’était probablement également pour ça que le client en question n'avait pas de problème avec cette remarque.

Ce dernier semblait pour le moins sociable, contrairement à comment il décrivait ses interactions à la salle de sport. Cela restait compréhensible, l’endroit ne prêtait pas trop à la communication ; la plupart des membres ne se connaissaient que de visages. Il avait dû d'ailleurs ressentir une certaine pression dans la dernière question de Jacopo, le rassurant rapidement qu’il n’était pas là pour causer des problèmes.

* Je n’insinuais rien, pas la peine de te défendre… C’est juste un réflexe. * Comme son interlocuteur l’avait deviné, il lui était déjà arrivé quelques troubles avec des membres de la salle ici. Une fois ou deux.

Finalement, le jeune homme s’introduit sous le nom de Tatsumi Mc Tavish - nom que Jacopo fut incapable de comprendre. * Ta..tsumima ? Tatsu.. Mimakta quoi ? * Le barman n’avait déjà pas l’habitude des noms asiatiques, alors si c’était mélangé avec de l’écossais, il était simplement incapable de faire un sens des sons. Mais il serait impoli de laisser ça transparaître, le grand blond gardait son visage impassible.

“Je ne suis pas embêté.” Nia le barman en secouant la tête. “Divertir les clients fait partie du job.” Ou plutôt : lister tout ce qui l’embêtait en ce moment serait bien trop fastidieux. En cet instant, Jacopo aurait préféré être en retrait dans la cour ; une cigarette aux lèvres, à profiter de l’air frais.

“Je m’appelle Jacopo, et je n’ai pas pour habitude de coller des dérouillées à des blessés - malheureusement.” déclara-t-il froidement en pointant le bras de Tatsumi du menton. Puis il haussa les épaules.

“Mais si tu restes vers Venise assez longtemps, et que tu te sens confiant, j’ai rien contre un défi. T’en as pour encore combien de temps ? Ton bras, je veux dire, avant d’être en état.”

Faire des matchs peu après avoir récupéré d’une blessure grave était généralement une mauvaise idée. Mais l’Asiatique en question continuait à s'entraîner d’arrache-pied, même avec son attelle - ce genre de détails ne l'arrêterait probablement pas.

“Tu dis t’être fait ça au boulot donc ? À te voir, on aurait plutôt dit que tu t’entraînais pour te venger de celui qui t’a estropié. Quel genre de travail t’en as amené là, si c’est pas trop indiscret ?”

Le barman continua la conversation adossé au mur derrière le comptoir. Il aurait préféré pouvoir s'éclipser, mais son interlocuteur restait un passe-temps intéressant. Il était intriguant. Il avait l’air confiant en lui, malgré sa blessure, mais n’était pas arrogant. Bref, pas vraiment le genre de personne que le grand blond croisait tous les jours. Il avait pris pour habitude de catégoriser les étrangers qui visitaient la salle de combat comme des sources de problèmes, mais maintenant il commençait à apprécier l’air rafraîchissant qu’ils pouvaient amener avec eux.

Le barman continua d’écouter le japonais d’un air impassible. Son bras en avait encore pour quelque temps avant d’être réutilisable, mais à son air cela ne le gênait pas particulièrement - il semblait même d’humeur à l’affronter sur le ring une fois qu’il irait mieux. Cela aurait pu paraître prétentieux de sa part, mais il était quelqu’un d’assez acharné pour continuer son entraînement en salle même avec un bras en attêle, alors cela semblait plutôt naturel. Jacopo n’avait jamais fait attention à lui plus que ça, mais il semblait avoir un certain caractère appréciable - sur le ring en tout cas. Peut-être ferait-il mieux de l’observer un peu plus les prochaines fois qu’il le croisait, histoire de voir ce qu’il valait.

Puis soudainement, il dit quelque chose d’incroyable. Le vénitien eut du mal à croire ce qu’il venait d’entendre, peut-être avait-il mal compris ? Il devait être fatigué, ayant déjà mal interprété des paroles un peu plus tôt - et ce malgré l’italien plutôt très correct de l’étranger - mais certains mots lui semblaient tout de même très clairs : “La rousse borgne”, “altercation”, “j’ai évité d’y aller sérieusement”.

* Le mec est chanceux de s’en être tiré avec juste un bras en moins. Il dit ne pas y être allé sérieusement, mais… c’est juste pour être modeste non ? * songea le blond alors que ses yeux s’écarquillaient visiblement, fixant Tatsumi.

Le japonais continua dans sa lancée, expliquant ce en quoi consistait son travail, tendant sa carte à Jacopo. Elle était extrêmement simpliste et contenait peu d’informations, ça sentait l’arnaque - ou plutôt, anguille sous roche. En gros, il semblait être un garde du corps en free-lance, ou un truc dans le genre. C’était un job inconventionnel, surtout pour un Asiatique passant sa carte au beau milieu de l’Italie touristique, mais cela semblait étonnamment coller avec sa personnalité.

“Ça c’est pas quelque chose que je vois souvent.” Le vénitien examina le recto et le verso de la carte qui lui avait été tendue avant de la ranger dans une poche de sa veste. En ce qui le concernait, cette histoire était louche, mais il connaissait quelques personnes qui pourraient avoir besoin de ce genre de services, alors il décida qu’il pouvait la garder pour le moment.

Jacopo hésita un moment avant d’ouvrir sa bouche à nouveau, mais il ne pouvait s’empêcher de retenir l’excitation grimpante - un sourire serré s’était déjà affiché sur son visage.

“Tu t’en es tiré avec seulement un bras en moins contre Trizia du coup ? Soit tu es très chanceux, soit c’est que t’es un vrai morceau.” Le sourire s’étira alors que l’homme s’approchait à nouveau du comptoir. “Compte moi partant pour un match quand t’iras mieux. T’auras pas la peine de te reten…”

La sonnette du bar signala que la porte de l’établissement s’ouvrait. L’attention de Jacopo avait fini par entièrement se tourner vers son dernier client, alors il n’avait même pas remarqué l’agitation à l'extérieur. Cependant, même du coin du regard, il ne manqua pas d’immédiatement reconnaître la personne qui venait d’arriver en sautillant et chantant.

“Jilani, Jilani, ne m’ignore pas ! Buon compleanno !” S’exclama le nouvel arrivé, ignorant tous les autres clients dans la salle. En l’espace d’un instant, de ces quelques mots, la bonne humeur récente de Jacopo s’estompa. Le sourire sur son visage, son excitation vis-à-vis du japonais intrigant, tout s’effaça. “Isaia…” Seul ce grognement s'échappa d’entre ses dents.


“Si, si ! Ça fait trois ans ! Trois ans que tu as réussi à garder le même emploi, félicitations, c’est un nouveau record !” Applaudissait le nouveau venu, attirant vers lui des regards étranges de la part des quelques clients qui restaient à cette heure-là.

“Comme tu le sais, je suis très occupé, mais je me devais de passer pour te féliciter d’un tel exploit. Hahaha, je me demande si j’aurais à passer l’an prochain, qui suis-je pour savoir où tu seras d’ici-là~~”

Cet énergumène, Isaia, avait une dent contre Jacopo. Il n’était rien d’autre qu’un manipulateur, un malfrat - aussi intelligent que cruel qu’un homme pouvait être. Il avait dans ses habitudes d’harceler Jacopo de temps à autre, principalement pendant ses heures de travail. Par deux fois, ce genre d’interventions avait fini par un licenciement du grand blond. Il n’avait pas la patience pour gérer cet individu, et ce dernier était bien trop adepte à appuyer sur tous les bons boutons…. Ainsi que bien trop doué à prendre les jambes à son cou une fois que les choses dégénéraient. Il ne venait que parce qu’il adorait jouer avec le feu.

Le vénitien se redressa, faisant de son mieux pour rester calme.

“Buonasera, Isaia. Je te remercierais si tu baissais le volume, cosa vuole ?”

Le plus important à garder en tête lorsque Isaia venait le provoquer, c’était de l’ignorer et de rester professionnel. Lui lancer une bouteille au visage était plus que tentant, mais le fauteur de troubles était déjà sur ses gardes. La seule raison pour laquelle cet homme était entré était pour forcer le barman à commettre des actes qu’il regretterait plus tard. Un de ses passe-temps était simplement de lui mener la vie dure - et il était doué à ce jeu-là.

Faisant de son mieux pour faire comme si de rien était, Jacopo se dirigea vers la machine enregistreuse du bar, imprima un ticket puis griffonna quelques mots dessus. Puis d’un geste simple, il le déposa devant Tatsumi. Dessus était le reçu d’une simple moretti, avec le message suivant inscrit en italien :

“Combien pour le faire sortir d’ici ?”