“Entrez.”

La voix calme du Père Boréal traversa sans peine la porte de bois pour atteindre l’oreille de celle qui venait de frapper à son bureau. Après une seconde respectueuse, les mains rugueuses de Trisha firent coulisser la poignée, puis le grand volet de bois. La tête baissée, le regard cerné, elle s’engagea dans la pièce.

“Asseyez vous.”

Sans un acquiescement elle prit place sur le siège face à l'imposant bureau. Appelée en vitesse par le responsable de la Sainte Eglise sur les terres de Venise, elle était venue habillée comme à son habitude. Ses vêtements sportifs usés tranchaient violemment avec le cadre léchée qu’offrait le bureau du Père Boréal, ses mains étaient encore enlacée par le bandage protecteur qu’elle portait pour son entraînement au makiwara.

L’odeur de la sueur et celle, plus subtile, du sang, s'échappaient probablement pas à l’odorat du Père Boréal, mais il ne semblait pas s’en offusquer. Son air était toujours dur lorsqu’il se posait sur l'écossaise, tout en elle semblait le repousser et pourtant il l’avait convoqué en ce jour pour un enjeu important de sa ville. Elle n’avait pas à connaître les détails, simplement à agir, il finirait cette entrevue au plus vite.

“Votre participation à la traque du tueur qui hante Venise n’apporte rien de concret. Vous vous rendrez utile ailleurs.”

Les poings soudainement crispé de la rousse attirèrent l’espace d’un instant son regard avant qu’il ne se fige de nouveau dans l'œil azuré qui lui faisait face. Non, il ne se débarrassait pas d’elle, pas encore. Les sauvages n’étaient pas les bienvenus dans sa paroisse mais il était encore assez sage pour savoir utiliser une arme à son avantage.

“Le Vatican nous a fait parvenir des nouvelles pour le moins inquiétantes. L’ordre des Templiers, une cellule extrémiste de notre Sainte Eglise, tente de se déplacer sur le sol de Venise. Leur présence dérangera notre mission et la vie des citoyens.”

Rassurée de ne pas être laissée sur le bas-côté, cette enfant des rues lui prêtait désormais une oreille attentive. Bien, à défaut d’être correctement élevée, elle avait été dressée avec soin. Il ne lui avait accordé que peu de temps depuis son arrivée à Venise et l’entrevue pour le moins désagréable qu’il avait eu avec le Père Katherine.

Pour lui, elle n’était qu’une nouvelle source de problèmes à gérer, jusqu’à ce qu’elle prouve définitivement son utilité… ce qui n’était pas gagné.

“Nos exécuteurs ont repéré leur présence dans le port, la nuit. Vous n’êtes là que depuis peu. Vous ne portez pas nos couleurs. Vous irez sur les lieux pour comprendre leurs intentions. Vous êtes libres d’agir comme bon vous semble. Les Templiers ne sont pas encore les bienvenus sur les terres de Venise.
- Sont-ils nombreux ?”

Le Père Boréal leva un sourcil, cela devait être l’une des premières fois qu’il entendait cette enfant s’exprimer de manière aussi claire. Il avait presque peur que sa maîtrise partielle de l’italien ne l'empêche de comprendre l’intitulé de sa mission.

“Nous ne savons pas encore quelles forces ont été déployées à Venise. Cependant les Templiers sont globalement peu nombreux. Ce sont leurs méthodes barbares qui les rendent dangereux.
- Vous mentionnez qu’ils seraient dangereux pour les citoyens de Venise. Est-ce dans leur habitude d’impliquer les humains ?”

L’arcade sourcilière du Père Boréal tiqua une fois de plus à l’utilisation de ce terme si peu naturel. “Humain”, qu’il était déplaisant de l’entendre ainsi, mais encore devait-il se réjouir qu’elle n’ait pas parlé des “agneaux” comme elle en avait l’habitude.

“Les Templiers sont connus pour les sacrifices qu’ils sont prêts à faire, capables parfois de se comparer aux Fossoyeurs du Vatican. De même, ils n’hésitent pas à s’allier aux criminels du monde humain pour atteindre leurs cibles, leur comportement menace le secret de notre Mission à tous les niveaux.”

Trisha acquiesça d’un air sérieux, comprenant sans mal la gravité de la situation. La Mission était une tâche ardue qui ne devait être entreprise que par les membres de l'Église afin de soulager le troupeau du Seigneur du poids de la peur et du combat à mener. Sans attendre le droit d’être congédié, n’ayant pas besoin de plus d’information, l'exécutrice se leva de son siège pour quitter l’endroit sous le regard d’acier du Père Boréal.

Les soirs à venir seraient intéressants pour lui, pour comprendre ce qui se cachait derrière cette apparence pitoyable, et l’utilité qu’il pourrait réellement en tirer. En espérant que Katherine n’ait pas été aveuglé par son orgueil de père, car s’il s’était trompé… eh bien, disons que cette rencontre avec les templiers pourraient se terminer de manière tragique.

- - -

“Ah…”

L’air frais de la nuit de Venise caressait la peau de Trisha alors qu’elle bondissait agilement sur les toits de la ville aux canaux.  Les tuiles écarlates, les maisons serrées les unes contre les autres et les ponts couverts qui parsemaient la ville rendaient la progression sur les niveaux supérieurs bien plus aisée que dans les villes qu’elle avait fréquenté précédemment.

Nouvel appuis, détente immédiate pour sauter de l’autre côté du canal. Attraper du bout des doigts le rebord du toit et remonter à la force des bras. Le corps parfaitement entraîné de l'exécutrice n’était peut être pas formé à l’art français du parkour, mais elle avait suffisamment développé son sens de l’équilibre au fil des années pour se déplacer librement ici.

Sous la lumière paisible de la lune, au-dessus des rues éclairées par les lampadaires chaleureux, Trisha se sentait libre. Elle n’avait pas à craindre de déranger le troupeau de Seigneur et sans peine pouvait mener à bien la Mission, même si ce soir elle ne serait pas celle qui protégerait les habitants de Venise du tueur qui rodait. Les remarques du Père Boréal sur son efficacité ne l’avaient pas blessée même si elle n’avait pas trouvé cela agréable. Elle ne pouvait cependant pas nier la véracité des faits. Elle n’était pas faite pour pourchasser un mal élusif mais pour abattre les menaces qui se trouvaient face à elle.

C’est donc sans regret qu’elle se chargeait de cette autre mission, tout aussi importante. Elle n’était que bien trop consciente des dérives existantes dans la Sainte Eglise. Les chiens du berger, bénis par leur sainte Mission ne faisaient plus partie du monde des hommes et s'arrogaient parfois des droits inacceptables.

Protéger le troupeau était leur seul raison de vivre, s’en prendre aux agneaux était impardonnable et justifier des actes barbares comme un “mal nécessaire” n’était qu’une preuve de faiblesse qu’il fallait éradiquer si l’on souhaitait croire à la victoire définitive sur les créatures du mal. Si les Templiers étaient de ceux qui s’abandonnaient facilement à la faiblesse et qui tentaient les âmes pures des agneaux en les poussant au pire pour les utiliser par la suite, ils ne méritaient pas de poser un pied sur le sol de cette cité.

Venise était désormais sous sa protection, aussi insignifiante et sans défense fût-elle, l'exécutrice mènerait à bien sa Mission jusqu’au jour où elle retournerait à l’Eden.

“Nous y voilà.”

Un murmure égoïste, qui ne s’adressait à personne d’autre qu’elle. Souvent seule dans la Mission il lui arrivait de parler de vive voix, rares moments de vulnérabilité qu’elle ne permettait à aucun de voir.

Les toits commençaient à se faire de plus en plus distants sous ses pieds avant que finalement l’étendue de la lagune ne se découvre face à elle. Vaste étendue d’encre sombre aux faisceaux iridescent sous les lumières des étoiles, seul le port était un îlot de civilisation dont la lumière se découpait du tableau. Les quais étaient encore éloignés et dans la pénombre de la nuit elle ne pouvait distinguer les silhouettes, elle devait désormais descendre.

Dans un mouvement félin elle se laissa tomber sur le sol salé des abords du port, elle n’était pas silencieuse mais suffisamment peu d’âmes fréquentaient l’endroit à cette heure. La ruelle sombre dont elle émergea  n’était peuplée que par quelques rats. Les mains dans les poches de son blouson troué, un bonnet bouffant sur la tête, le visage baissé, elle commença à longer les murs.

Elle pouvait les voir, certains discrets, d’autres bruyants, certains habillés richement, d'autres tirés des rues, les agneaux dévoyés par le monde de la nuit s’agitaient. Tous semblaient converger vers un même point. Silencieusement, la rousse suivait le mouvement, elle avait jeté son dévolu sur un individu vétu de noir, un homme qui devait avoir une quarantaine d’année, la barbe bien entretenue et le visage taillé à la serpe dont les traits ressortaient bien plus acerbe avec la lumière du soir.

Il avait considéré quelques instants les quais avant de se diriger vers une partie plus recluse du port. Prenant un virage soudain, il disparut dans l’obscurité d’une ruelle entre deux entrepôts de stockages. Pressant le pas, Trisha tenta de le rattraper, ses chaussures clapotant dans une flaque, rendant sa présence plus évidente encore. Elle ne se laissera pas distancer. Prudente, elle gardait un poing serré, prête à réagir s’il s’agissait là d’une créature de la nuit qui tentait là de l’isoler. Plus qu’un mètre avant de tourner, elle devrait s’habituer rapidement à l’obscurité, son œil la faisait déjà souffrir, elle ne devait pas se déconcentrer.

Déclic métallique.

“Bouge pas.”

Le chien du revolver était remonté, prêt à sauter à la gorge de sa proie sans défense. Soulagée de voir là une arme humaine, Trisha leva lentement les mains en signe de soumission, il ne s’agissait que d’une brebis égarée. Tant mieux.

“Tu me veux quoi ?”

L’italien de l’homme était impeccable, chaque mot était plein de sens et ne laissait aucun doute sur ce qui se passerait face à une mauvaise réponse. La gorge de Trisha s’enroua légèrement, elle ne s’attendait pas à traiter avec de simples humains ce soir. Pourquoi répondait-il à l’appel des Templiers ? S’il répondait à leur appel, il ne s’agissait peut-être que d’un malentendu, peut-être s'était-elle encore laissé emportée comme elle l’avait fait avec Tatsumi ?

L’impatience de l’homme commençait à se voir et Trisha ne pouvait plus lui faire perdre son temps ainsi.

“Je réponds à l’appel du port. On m’a dit de venir pour juger ceux qui arrivent.”

Il ne fallait pas croire Trisha capable de l’impossible. Elle avait beau se trouver au sommet des mortels pour ce qui était de ses prouesses physiques, elle n’était pas encore capable d’esquiver les balles et pourtant la peur de l’arme qui se trouvait face à elle ne l’avait pas encore effleurée. Il ne s’agissait pas d’inconscience, elle savait très bien de quoi étaient capables les armes à feu des hommes, non, il s’agissait de confiance. Deux humains pouvaient avoir des raisons de s’en prendre l’un à l’autre, elle n’était pas naïve non plus, cependant elle n’était pas humaine. Elle devait simplement le faire comprendre et la situation serait désamorcée, il n’avait rien à craindre d’elle.

“Tu dis quoi ? J’aime pas qu’on se foute de ma gueule. T’es un flic c’est ça ?”

Trisha n’était pas capable de l’impossible. Les balles allaient à plusieurs centaines de mètres par seconde, y réagir serait impossible pour l'œil humain. Elle pouvait sentir le stress qui crispait le corps de son interlocuteur, la peur dans sa voix, la menace latente qui s’y trouvait. Elle fronça légèrement les sourcils, elle n’aurait probablement pas le temps de s’expliquer avant que la situation ne dégénère. Qui donc pouvait pousser cet agneau dans de tels retranchements ? Cela n’avait rien de normal.

Trisha n’était peut être pas capable de l’impossible, mais le seuil de ce qui lui était possible pouvait sembler surréel. Arrêter une balle n’était peut être pas envisageable mais elle était tout à fait capable de réagir au corps humain, à la crispation des muscles, au mouvement d’un doigt. Elle ne voulait pas le blesser, surtout pas, mais le mouvement risquait d’être brutal pour son poignet si elle le saisissait si prêt de l’arme.

Le mouvement s’amorça, mais elle n’agit pas pour autant. Sa vision périphérique avait été dérangée par un mouvement rapide. Trop rapide. Plus rapide que le doigt sur la détente. Plus menaçant aussi. La pression sur l’arme enclencha le mouvement du chien sur la balle, déconcentrée Trisha aura dû être blessée par le tir, peut-être même mourir. L’instant d’après pourtant, ils étaient trois sur la scène. Non. Plus que cela. Sept au total. Quatre acteurs préféraient rester hors du champ de vision des spectateurs mais n’échappaient pourtant pas à celui de l'exécutrice.

“Retourne te reposer, je prends le relais.”

Les questions auraient dû se bousculer dans l’esprit de la rousse et pourtant seules les réponses lui parvenaient. L’homme venait de loin, l’accent de sa voix, la couleur de ses traits. L’homme n’était pas un agneau, son assurance, ses capacités hors normes. L’homme n’était pas son allié, la peur du subordonné, la coïncidence trompeuse, son regard aux reflets malins.

“Continuons cette discussion en marchant.”

Au milieu de cette situation qui aurait dû être intimidante, Trisha laissa échapper un soupir de soulagement. Encore une fois le Seigneur l’avait béni en facilitant sa Mission et pour chaque épreuve qu’il lui lançait, il savait la récompenser. Elle n’aurait pas à arpenter des heures durant le port n’est-ce pas ? Elle n’aurait pas à tromper les agneaux, à regarder les horreurs du troupeau corrompu pour trouver les faux bergers qui les dévoyaient, pas vrai ?

“Vous êtes ceux que je cherche. Je viens à la rencontre des Templiers. Je me nomme Trisha Esaü Katherine, je sers la Sainte Eglise. Expliquez la raison de votre présence à Venise.”

Sa voix était blanche, menaçante sans dissimulation aucune. Elle n’avait que peu de temps à perdre et plus vite sa mission était remplie, mieux elle se porterait.

“Templier ? Qui vous parle de Templiers ?”

Son air n’était pas moqueur, peut-être un peu provocateur mais loin s’en faut. Il avait malheureusement la mauvaise interlocutrice pour se permettre ce genre d’écart. Saisit à la gorge sans une once d’hésitation puis violemment plaqué contre le mur, il avait beau être un homme adulte en parfaite santé, ses pieds ne touchaient plus le sol de quelques centimètres, soutenu par la pression de son dos contre le béton. Le regard azuré de Trisha luisait doucement dans la nuit d’un éclat rougeâtre alors que son unique oeil visible était soudainement chargé de colère.

“Si vous n’êtes pas des Templiers, vous n’êtes pas humains non plus. Donnez moi une…”

Le chuintement étouffé d’une arme quittant son fourreau se fit entendre alors qu’elle tournait la tête à temps pour voir la lame se poser sur son épaule, contre son cou. La croix rouge de l’ordre du temple, blason largement reconnaissable sur l’épaulière de son agresseur. Relâchant la pression qu’elle avait sur le premier, qui n’avait jamais semblé inquiété de sa situation, elle repoussa l’épée d’une main désinvolte, ignorant le tranchant de l’acier.

“Pas besoin de se déplacer. Répondez à ma question maintenant.”

“Vous ne semblez pas intimidée.”

Un constat des plus évident. Le seul œil de l'exécutrice toisait l’homme venu d'ailleurs avec un air désabusé. Les bras ballants le long du corps, prêt à frapper au moins stimulus, dans une garde vide et pourtant sans faille évidente, elle ne prenait pas la situation à la légère, mais ne semblait cependant pas craindre la menace des templiers qui l’encerclaient comme un animal blessé au milieu de la savane sauvage. Elle n’était ni armée, ni imposante, ni émanant d’une pression spirituelle importante. Elle n’était qu’une inconnue. Visiblement sans peur.

“Ce ne sont pas quelques soldats renégats de notre Mission qui sauront m’atteindre. Et je pourrai retourner cette remarque. Est-ce votre nombre qui vous empli de confiance ? Non, cela n’a pas d’importance. Répondez à ma question.”

Les templiers qui entouraient Trisha n’étaient pas de purs agents de la Sainte Eglise. Ils appartenaient à un mouvement déviant qui promouvait des méthodes barbares et immorales, ils étaient un terreau fertile pour les péchés les plus déviants. Et notamment l’orgueil. Perdus dans leurs sombres chemins, persuadés de la justesse de leurs décisions et de leur dévotion à la grande cause de la Mission, les templiers voyaient la Sainte Eglise comme un symbole de faiblesse et d'inefficacité. Qui était-elle, cette enfant, qui sans doute aucun insultait leur nom ainsi ?

Seule, soumise à leur jugement, sa vie reposait entre leurs mains et la bénéficience de celui-ci portait la juste parole, qu’elle soit de Dieu ou de la Justice. Une démonstration de force s’imposait.

“Nous arrivons sur Venise afin de chasser la conspiration qui la gangrène. Vampire ou mage noir, cela ne fera pas différence. La situation dure depuis trop longtemps, nous jugeons que l’heure est venue pour nous d’intervenir.”

Un silence incertain descendit sur la scène isolée. Le templier aux airs moqueurs s’était exprimé sans hésitation et sans abandonner son air sournois. Ses mots étaient-ils véritables ? Trisha s’interrogeait mais incapable d’arriver à une conclusion par elle même elle tendait ses sens vers les hommes qui la menaçaient de leurs lames. Leur corps s’était tu, immobile, le regard toujours figé sur la rousse mais l’attention tournée vers celui qui s’exprimait comme leur leader.

Étaient-ils surpris de le voir répondre avec honnêteté ? Étaient-ils incertains de comment interpréter ce signal de mise à mort ?

“Non. Vous n’en ferez rien. Vous n’êtes ni invité ni les bienvenu à Venise. La Sainte Eglise n’accepte pas votre présence et votre arrivée illicite ne fait que monter sa suspicion à votre égard. Partez maintenant et il ne vous arrivera rien.”

Un instant Trisha se tenait face à l’homme au teint étranger, le suivant ses appuis s’étaient effondrés, son corps emporté par la gravité pour mieux esquiver la lame droite qui venait de fendre l’air à l’endroit où se trouvait sa tête. Dans une détente instinctive, ses mains prenant appuis sur le sol humide, Trisha déploya sa jambe pour balayer son agresseur encore saisi par la surprise de l’esquive. Déséquilibré, il voyait un poing aussi chétif que lourd s’approcher de sa cage thoracique avant d’être arrêté par le passage de la lame de son partenaire. De nouveau solide sur ses deux pieds il s’apprêtait à répliquer mais l’enfant roux était déjà en train de percuter d’un coup de genou brutal dans le menton de son allié. Elle s’était relevé à une vitesse surnaturelle, l’élan qu’elle avait pris en bondissant depuis le sol donnait une force à peine humaine à l'impact qui n’avait pourtant aucune trace de sacrement pour la renforcer.

Le craquement de la mâchoire retentit dans la ruelle, le templier eut à peine le temps de lever son arme une nouvelle fois que le coude de l’enfant de l’Eglise percuta sa tempe avec force. Comme un grand choc et son écho, les deux corps s’écroulèrent sur le sol, les templiers encore conscients, seulement blessés. Ils étaient des combattants qui luttaient contre les forces du mal, il en faudrait plus pour les abattre, un simple coup de Trisha n’égalait pas l’impact d’un apôtre de la mort.

Mais il s’en rapprochait dangereusement.

“Vous n’avez pas tiré vos Black Key.”

Les ombres s’agitaient et les autres soldats de l’Ordre se préparaient à intervenir au moindre moment. Leur deux frères au sol s’éloignaient péniblement, l’un avait la mâchoire cassée, l’autre un probablement traumatisme crânien, ils avaient sous estimé celle qu’on leur avait présenté comme un chien fou de l’Eglise, leur défaite n’était dûe qu’à leur manque d’attention.

“Mes Black Key ? Pourquoi utiliserais-je des Black Key ?
- N’êtes vous pas venu mettre un terme à nos activités à Venise ?”

Le sourire narquois masquait toujours les intentions de l’inconnu, était-il en train de s’assurer qu’elle était bien désarmée ? Était-il sincèrement surpris ? Trisha ne saurait pas répondre à cette question et d’ailleurs, celle-ci n'avait aucune importance. Le dénouement de cette situation était aussi limpide à ses yeux que les eaux du baptême.

“Je suis venu vous faire quitter ces terres car je refuse de vous laisser emporter les citoyens de Venise dans votre croisade, mais je ne suis pas venu chasser des créatures de la nuit. Je n’ai pas besoin de Black Key ou de prendre vos vies pour cela. Nos armes ne doivent pas être dressées entre nous, elles ne sont pas faites pour cela, elles ne l’ont jamais été et ne le seront jamais. Mais si c’est la force que vous souhaitez, n’ayez crainte. Vous quitterez Venise ce soir. Et si par la suite vous revenez, vous me trouverez de nouveau. Une dernière fois.”

Les paroles de cet homme était tel le venin du serpent. Insidieux. Désorientant. Il parlait pour parler. Il parlait pour gagner du temps. Repousser l'inévitable sanction que Trisha était venu appliquer aux félons de son espère. Repousser ce qu'il s'imaginait probablement être une mort malheureuse. Pourquoi sacrifier une vie sur l'autel de la violence lorsque l'on peut la corrompre ? La déformer selon ses désirs ? Trisha n'était pas assez intelligente pour saisir les intentions exactes de cet homme cependant elle avait vu suffisamment d'esprit noircit par la cupidité et l'orgueil au sein de l'église pour comprendre ce qu'elle avait en face d'elle. Et sa foi était suffisamment pure pour rester inflexible face au discours doucereux de l'homme venu de loin.

A chaque seconde qui passait, Trisha se tendait un peu plus, tel un ressort prêt à se relâcher au moindre signal. Elle laissait parler le tentateur pour identifier au mieux la situation qui l'entourait. Le nombre de templier n'avait pas changé, sept membres du temple, en comptant le leader. Deux étaient probablement toujours blessé bien que les minutes qui s'écoulait leur avait potentiellement permis de recouvrer leurs sens, il ne fallait compter réellement que quatre renégats. Seule, ferait-elle le poids ?

L'exécutrice devait se retenir de soupirer face à ce doute aussi éphémère qu'un dernier instant.

Insaisissable.

"Je vois que vous êtes déterminée à finir ce que vous avez commencé. Vous êtes sûre que vous ne voudriez pas nous rejoindre ? Nous pourrions faire de grandes choses, nous en avons les moyens."

Les voilà enfin, les mots cristallisant la tentation, la pomme juteuse pendants aux branches basses de l'arbre. La bassesse de ses paroles n'arrive pas à trouver ne serait-ce qu'un fragment de légitimité aux yeux de Trisha. Pour qui la prend-il ? Les forces de la Sainte Eglise sont-elles si simple à faire tomber dans les abysses ? Probablement oui... c'est pourquoi les templiers étaient de plus en plus nombreux.

"Après tout : Ceux qui l'aiment sont comme le soleil, quand Il apparait dans sa force. Le pays fut en repos pendant quarante ans."

Soudainement les oreilles de Trisha se mirent à resonner comme deux gongs imparfait, oscillant d'aigus en graves pour mieux se frayer un chemin jusqu'aux tréfond de son corps et de son esprit. Ses poils s'étaient hérissés comme face à une vague de froid ou de frayeur. Son cœur s'était mis à battre la chamade et son seul œil libre cherchait la source de ce phénomène sans succès.

Quelques longues secondes après que le serpent eut fini de citer les livres saints, Trisha resta silencieuse. Sa posture s'étaient métamorphosée, trahissant plus son incertitude. Elle n'avait pas compris ce qu'il s'était passé et n'était pas sur d'en avoir saisi ne serait-ce que les conséquences. Si ce n'est la vague d'incompréhension, les multiples questions qu'elle laissait derrière elle après s'être retiré et cette chaire de poule vivifiante, elle ne se sentait ni changé, ni meurtrie.

Elle devait rester sur ses gardes.

C'était probablement un tour de passe-passe des magi et de leur science.

"Et les enfants d'Israël firent le mal une fois encore sous les yeux de l'Eternel ; et l'Eternel fortifia Eglon, roi de Moab, contre Israël car ils avaient fait le mal sous ses yeux."

La voix, moins assurée, de Trisha avait pris la suite du verset presque naturellement. Son regard borgne soutenant celui du faux prophète alors que ses suivants buvaient ses paroles. Son ton se durcit au fil des mots, de plus en plus acide, les dents de plus en plus serrées.

"Si vous usez de ces mots qui êtes vous alors ? Roi Moabite prêt à soumettre un peuple juste et l'oppresser des années durant ? Ou bien le pécheur qui en pensant être dans son juste droit attire sur lui, sa famille et le reste de son peuple la colère du Seigneur ?"

Le visage toujours confiant de l'homme venu d'ailleurs s'était muni d'un sourire plus narquois encore. Ses lèvres se plissaient sous l'intention d'une réponse naissante. Peut-être croyait-il avoir trouvé une interlocutrice prête à continuer à jouer le jeu des réflexions spirituelles éthérées et des joutes verbales vides de sens.

"Ne répond pas. Je connais déjà la réponse."

Les lèvres se déforment de sourire en léger rictus contrit alors qu'on lui tire le tapis sous les pieds. Ses mains s'agitent, son menton oscille de gauche à droite, il tempère ses mots, cherche la réponse adaptée.

Mais Trisha est sur ses gardes.

Elle n'est pas prête à le laisser parler une nouvelle fois.

Dans un mouvement masqué par la nuit et l'ombre des conteneurs de la zone portuaire, l'exécutrice a bougé. Dans un mouvement fluide, répété des milliers de fois, son bras s'était replié dans un mouvement ascendant, laissant la place à un coude usé, couvert d'un pull au manche longue, pour venir percuter la face de l'orgueilleux templier.

"Je suis là pour vous. C'est une réponse suffisante."

Ils n'avaient pas accepté sa proposition pacifique.

Dommage.