Comme si Gospod lui-même avait entendu son appel désespéré à mettre fin à cette lutte insensée et avait décidé d’intervenir, une forme sembla tomber du ciel, dans un bruit sourd. Passé le choc de l'interruption improbable, elle put distinguer l’apparence d’un enfant, qui se tenait droit, immobile, avec un masque sur les yeux. Quelques secondes après, le combat était fini.
La scène était d’une nature presque biblique, et la jeune femme ne comprenait pas qui était cet enfant, ni comment il avait pu arrêter ce chaos avec une telle facilité apparente. Et lorsqu’il la dépassa calmement en lui adressant quelques paroles qui avaient le même poids que les sermons de son grand-père, elle ne comprenait toujours pas.
Confuse, les yeux encore rouge de larmes, fruits d’un surplus d’émotions, elle se contenta d’incliner la tête, de respect.

Ce n’est que lorsqu’il la dépassa qu’elle se rappela les informations que lui avait fourni le Père Boréal à son arrivée. Un enfant portant un masque: Volsius Medeviento, le père d’Alicia, l’un des quatre patriarches. Et en cet instant précis, sa présence avait eu des allures prophétiques.
Était-ce donc ça la puissance des patriarches de Venise?

Mais plus important encore, cela signifiait la fin de cette hystérie et cette violence exponentielle. Leland Fersen, avec qui elle avait pu parler plus tôt, s’avéra l’homme de la situation, le fameux magus aux capacités de soin qui n’avait eu de cesse d’être demandé. Lui aussi semblait bien mystérieux.
Cependant, plus que le mystère, le principal était qu’Alicia était désormais complètement sauve.

Tandis que le calme redescendait, que tout rentrait lentement dans l’ordre, à l’exception d’un tueur dans la nature, et qu’une bonne partie des convives prenait congé, Rumena prit le temps de fixer l’horizon un instant. Le léger vent, annonciateur de l’automne prochain, vint lui caresser les joues et le dos, et elle eut un petit frisson.
Quel était le sens de tout cela, dans Son grand dessein? Quelle était la place qu’Il lui avait réservé dans ce casse-tête complexe dont elle ne faisait que commencer à apercevoir les bords? A cet instant, elle aurait aimé avoir les réponses.

Puis, l’exorciste entreprit de rentrer dans le casino, et retourner à la salle du banquet, là où elle avait passé l’essentiel de la soirée. Comme à chaque fois où elle relâchait la pression après un moment de fermeté mentale, ses émotions étaient tourbillonnantes et hautement sensibles. Elle avait besoin de s’asseoir et souffler quelques instants, le temps de retrouver son calme. Et elle avait sans doute également besoin d’un verre, ou deux.

A l’intérieur, malgré un nombre réduit de personnes, l’atmosphère n’avait pas tant changé que ça, peut-être seulement un peu plus tamisée. On recommençait à manger, à boire, à discuter, à échanger rumeurs et ragots. Rumena n’était plus d’humeur à prendre part à ce jeu, elle avait assez donné pour ce soir.
C’est alors qu’elle aperçut justement celui qui avait requis sa présence en cette soirée, son supérieur le temps de résoudre les mystères de Venise: le Père Boréal. Droit, immobile et seul, son expression fermée le rendait facilement repérable dans l’activité qui nourrissait ce lieu. Elle vint à sa rencontre.

Il la dévisagea silencieusement, avant de la saluer sobrement.

" Sœur Rumena. "

" Père Boréal. "

Elle inclina la tête légèrement.

“ Je constate que vous avez suivi mes instructions et êtes venue ce soir. J’ai cru entendre également que vous avez été parmi les premières à porter secours à la fiancée. “

Le Père Boréal ne lui avait jamais montré un ton chaleureux dans ses paroles, mais elle eut l’impression qu’en ce soir-là, ses mots étaient encore plus sobres que d’ordinaire.

" Je n’ai fait que répondre à mon devoir, mon Père, j’ai fait mon possible pour aider. "

" Et vous avez bien fait. Au-delà même de la bonté de votre geste, c’est une bonne chose de rappeler à tous ici présents que la Sainte Église est toujours là, et qu’elle veille. "

Elle crut déceler dans son cœur une pointe d'irritation. Les émotions du Primat de Venise étaient difficiles à discerner, même pour elle, tant il était fermé. Mais il lui semblait bien ressentir un léger soupçon d’énervement. Que s’était-il passé à l’intérieur derrière les rideaux, pendant qu’elle était sur le parvis au milieu du chaos?
D’un mouvement de tête il désigna l’ensemble des convives qui étaient présents et il continua à parler tout en balayant la salle du regard.

" Voyez les magi, Sœur Rumena. Ils se donnent peut-être des airs innocents, mais ne vous y trompez pas, ils sont comme des loups affamés; prêts à mordre la main qui les a nourri. "

Elle ne sut dire s’il s’adressait véritablement à elle ou bien s’il ne faisait qu’exprimer à voix haute ses pensées. Ainsi, l’exorciste ne répondit rien, se contentant de dévisager la salle avec lui. Après quelques instants de silence, elle repensa aux sensations étranges qu’elle avait ressenti avant l’attaque.
Elle n’avait pas vraiment le sentiment que ce soit relié aux événements de la soirée. Après tout, la sensation avait continué même après la fuite de l’agresseur. Mais elle devait sans doute en informer son supérieur. Ainsi, elle prit de nouveau la parole, sans cesser de dévisager l’activité du banquet.

" Mon Père, j’ai perçu une sensation étrange pendant cette soirée. Une sensation qui m’a fait pensé à la présence d’un daemon, mais…différente, plus..intense. Je n’ai pas su identifier clairement sa nature et sa source. Et je ne suis pas convaincue que ça ait un lien avec l’attaque, mais j’ai pensé que vous aimeriez en être informé. "

Il y eut un petit silence, puis il tourna finalement de nouveau la tête vers elle, la dévisageant avec un regard interrogateur mais toujours aussi austère.

" Il y a-t-il un danger pour le reste de la soirée? "

Elle hésita un instant, se concentrant quelques secondes pour essayer de retrouver la sensation désagréable qu’elle avait perçu plus tôt, mais il n’y avait plus rien.

" Non, je ne pense pas. Je ne ressens plus rien actuellement. "

" Dans ce cas, vous passerez dans mon bureau demain pour m’en parler en détail. J’ai reçu suffisamment de mauvaises nouvelles pour ce soir. "

L’exorciste acquiesça silencieusement, et, comprenant que son interlocuteur aspirait à un peu de temps seul, elle prit congé en s’inclinant une nouvelle fois, avant de prendre le chemin d’une des tables, cette fois pour s’asseoir pour de bon.

Ce fut un long soupir de soulagement qui s’échappa de ses lèvres lorsqu’enfin, elle trouva une chaise sur laquelle s’asseoir. Par chance, elle faisait face à une table présentant plusieurs coupes de vins. C’est donc naturellement qu’elle en prit une dans ses mains, laissant le parfum de la boisson enivrer doucement ses narines.

Puis ce fut une mélodie qui vint ravir ses oreilles. Une voix qu’elle reconnut comme étant celle du début de la soirée, celle de la chanteuse mystérieuse avec qui elle n’avait pu qu’échanger quelques mots. Il était difficile à croire que cette scène avait eu lieu lors de la même soirée, on aurait dit que ça s'était produit il y a tellement longtemps. Tant d'événements et d’émotions avaient surgi entretemps.
Tout en laissant l’alcool sucré couler le long de sa gorge, elle se sentit bercée par la voix hypnotique, par les paroles mélancoliques.
Plus loin, son regard croisa par hasard celui d’Alicia, qui serrait en silence la main de son bien aimée. Les deux femmes, distantes de plusieurs dizaines de mètres, purent lire dans les yeux de chacune l’envie d’échanger des paroles, mais Rumena se contenta d’hocher la tête silencieusement. Qu’elle profite de cet instant précieux en compagnie de l’élu de son cœur, elle qui avait échappé à la mort de si peu.

Quant à l’exorciste, elle se contenta, seule, de ce moment de répit, épuisée émotionnellement.
La vie du berger de Ses brebis était une vie remplie d’amour donné et de partage.

Mais c’était également une vie de solitude.