“Est-ce que vous êtes fier de moi, père ? Mère ?”

Accoudé contre la rambarde finement ciselée du balcon du luxueux Casino, Trisha observe Venise. Elle n’avait encore jamais vu la ville d’aussi haut et les segments de bâtiments de pierre séparés par les canaux et illuminés de milles feux qui se reflétaient sur la Lagune étaient vraiment magnifiques. Rares étaient les bâtiments qui pouvaient rivaliser au Ca’Vendramin Calergi en termes de hauteur, dommage que pour profiter de cette vue il fallait exclure un si beau monument.

Trisha tourna un peu la tête sur le côté en observant les quelques individus qui discutaient sereinement sur les balcons, loin du capharnaüm des festivités qui parvenaient jusqu’aux étages supérieurs comme un brouhaha distant. C’était une grande fête, elle n’avait pas l’habitude des fêtes, pour les gens de haute société, elle n’avait pas l’habitude de la haute société, du monde magique de Venise, elle tuait habituellement les mages et méprisait sa Sainte Eglise. Elle n’avait pas de raison d’être là.

“Est-ce vraiment pour ça que je dois être là ?”

Le Père Boréal avait insisté pour qu’elle participe à cet événement. Si elle avait bien compris il s’agissait d’une fête qui célébrait le mariage entre deux héritiers des familles de mages qui dirigeait Venise en secret. Un événement politique qui n'intéressait l’église que de loin, mais les deux familles en question, bien que mages, restaient fidèles à la vraie foi et ses représentants. Le Père Boréal, en tant que figure pilier de la Sainte Église à Venise se devait d’être présent pour la représenter. Après tout ce genre de réception n’était qu’un prétexte à plus de complot, de supercherie politique et d’accords immoraux.

“Venise n’a pas besoin de moi ailleurs ?”

Ses derniers coups d’éclats, contre ces Templiers qui s’installaient à Venise et la Sorcière aperçu en ville, avaient fini par prouver au Père Boréal qu’à défaut d’être présentable, respectueuse ou adapté à une quelconque forme d'interaction, Trisha Katherine était une force utile comme outil. Un chien fou dont il avait obtenu la laisse et qu’il pourrait promener durant la soirée afin de montrer à ces familles fidèle à l’église, mais tout de même indépendante, qu’il restait capable d’intervenir sur ce territoire qu’elles se partageaient si égoïstement.

Il avait annoncé à l'exécutrice qu’elle l’accompagnerait pour lui servir de garde du corps au cas où les choses se passeraient mal. Ce genre d'événement était un terreau fertile aux rivalités et tensions politiques mal placées, il ne serait pas surprenant de voir un mage tenter de saborder la soirée dans un éclat de colère ou une offense bien planifiée. Trisha s’était contenté d’opiner du chef et d’accepter, ne faisait parvenir qu’une seule remarque quelques jours plus tard : elle souhaitait être accompagnée d’une jeune fille qui profiterait de la soirée avec elle.

Lize n’était ni membre de sa famille ni de l’église, elle n’était même pas une enfant de mage aux dernière nouvelle, une civile tout ce qu’il y a de plus normale, une enfant des rues qui survivait de peu en voyageant à travers l’europe. Lorsqu’elle avait entendu parler de cette soirée, elle avait lourdement insisté pour que Trisha l'emmène avec elle. Au début la rousse avait refusé, incapable de mêler une enfant au monde du mystère, mais face à l’instance de Lize et son envie pure de voir un monde qu’elle n’avait probablement jamais connu, Trisha avait fini par céder.

Lize devait se trouver en contrebas, au niveau du banquet, en train de profiter des mets que jamais les plats instantanés et les fast food qu’elle mangeait avec Trisha ne pourraient espérer défier. Trisha, elle, avait suivi le Père Boréal jusqu’aux étages supérieurs après avoir passé quelques dizaines de minutes au milieu de la foule. Elle avait assisté aux discours de la famille Giovanni et aux prises de paroles des futurs mariés, elle avait entendu le début de la musique et des chants, et elle était bien contente que le Père Boréal ait décidé si tôt de s’éloigner de la cohue.

A vrai dire, elle n’était pas à l’aise dans cet endroit. Elle n’aimait pas voir autant de mage profiter d’une vie que les humains ne sauraient jamais avoir et rire au nez de la paix factice qu’ils s’étaient créé le temps d’une soirée alors que les morts continuaient à s’empiler dans les eaux de la ville. Elle aimerait leur cracher au visage, leur faire comprendre son dégoût pour leur être, leurs actes et tout ce qu’ils représentaient. Malheureusement cette haine n’avait pas sa place ce soir, elle le savait autant qu’elle savait reconnaître lorsque l’écrasant avantage du nombre jouait en sa défaveur.

Alors, pour que la soirée passe plus rapidement, elle se contentait de scruter la nuit, prête à bondir du balcon si une créature de la nuit venait à apparaître. Incapable de se résoudre à souhaiter un tel évènement de peur que des humains ne s’y retrouvent mêlés, incapable de faire taire son coeur qui petit à petit mourraient d’ennuis.

Le Père Boréal se déplaçait entre quelques convives du balcon, laissant Trisha en arrière sans lui adresser ni une parole ni un regard mais elle ne s’en inquiétait pas. Si son regard était tourné vers Venise, son attention irradiait comme un nuage irrégulier, perturbé par le moindre mouvement. Les déplacements de la tête de la Sainte Eglise ne lui avaient pas échappé malgré sa discrétion inhérente à tous ceux qui un jour avaient combattu le mal. Depuis qu’elle avait accepté de remettre son sort entre ses mains dans l’espoir de suivre un juste chemin et de concentrer ses propres efforts non pas sur les décisions à prendre, mais sur son propre bien être. Frank avait raison, manger convenablement et dormir dans un endroit sec devaient avoir des influences positives sur le corps et ses performances.

D’un mouvement de tête son œil bleu suivait le Père Boréal jusqu’à ce qu’il s’arrête pour discuter avec un homme qu’elle ne connaissait pas. Probablement un mage vu que la soirée était de leur fait. Trisha n’était pas assez curieuse ou irrespectueuse pour aller épier la discussion. Le père Boréal était le garant de la pérennité de la cause de la Sainte Église à Venise depuis des années, il connaissait les acteurs et les figures importantes de la région mieux qu’elle ne le ferait jamais, s’il jugeait que s’adresser à un mage était pertinent, elle ne le jugerait pas.

Cependant…

Toujours accoudé à la rambarde, elle laissait son œil percer tant bien que mal le voile de la nuit. Dehors, soumise à la douce brise maritime, ses cheveux volaient devant son visage, voilant par instant son regard perçant. Les reflets carmin dans l’océan azur de ses iris trahissant la présence des flammes de l’enfer qui n’attendaient que d’être libérées pour juger les pêcheurs. Heureusement la clef était bien gardée et son cache oeil suffisamment serré, sinon elles n’hésiteraient pas à juger tous ceux qui tomberaient sous leur joug… Comme cette femme.

Le regard de Trisha et Jessamine Cagliostro s’était croisé, l’un froid et plein de jugement, l’autre régal et malicieux, deux prédateurs encore ignorant l’un de l’autre. Pour Trisha, cette femme dans l’encadrement de la fenêtre n’est qu’une mage un peu trop curieuse qui épie l’homme qu’elle doit protéger ce soir. Pour Jessamine, l’enfant à la balustrade ne devait être qu’une intendante en pause ou une servante pour l’un des nombreux invités. Rien de plus. Pourtant l’une avait l'œil posé sur l'aîné de la triade de mage la plus méprisée et redouté de Venise et l’autre jugeait celle qui était probablement la meilleure exécutrice de Venise à l’heure actuelle.

Charmante ignorance guidée par la suffisance et l’étroitesse d’esprit.

Douce ironie que leur rencontre se tisse sur un lit d’équité.

Trisha fut la première à se mettre en route, les mains dans les poches, le regard sombre, passant entre les convives sans leur accorder la moindre importance. Bousculant certains comme une malapprise, toute son attention concentrée sur sa cible, arrachant quelques remarques désobligeantes sur son passage. Jessamine se mit en mouvement quelques longues secondes plus tard, s’engageant dans un couloir le long du balcon, timidement isolé du reste des convives pour éviter de les déranger…

Ou d’être dérangée.

Face à face, dans l’obscurité et le silence, une demi-douzaine de mètres les séparant, les deux femmes s'observent. Jessamine Cagliostro est sans aucun doute une mage au vu de la confiance avec laquelle elle faisait face à cette rousse dont l’attention semblait pareil à une lame aiguisée à outrance. Pourtant, droite et altière, elle ne fait ni mine d’être surprise, ni d’être offusquée par la rencontre inattendue.

“N’épiez pas les discussions du Père Boréal. Je suis sur que vous avez votre place au milieu de la fête avec les autres mages.
- Oh. Je comprends mieux.”

La voix étrangement profonde de la femme qui lui faisait face suintait de suffisance en si peu de mot. Elle devait croire en la richesse et l’importance de son nom, le poids de ses ancêtres et la supériorité de son sang comme tous les mages de cette terre. Elle devait être habituée à voir les hommes courber l’échine et les femmes la jalouser, comme ce mage ridicule dont elle avait oublié le nom. Malheureusement pour elle Trisha n’était pas là pour jouer, ni au jeu de la société, ni au jeu des mots, elle ne demandait pas une faveur ou n’intimait pas une supplique. Elle donnait un ordre et attendait que celui-ci soit respecté, prête à renverser toutes les règles de bienséance de ce genre d’évènement pour se faire entendre.

“Vous devez êtes le nouveau chien de chasse de notre Primat adoré, vous avez rudement fait parler de vous ces dernières semaines jeune fille.
- Peu importe si vous avez entendu parler de moi…
- Je ne crois pas vous avoir posé de question. Inutile de répondre des évidences pareils, mon temps n’est pas votre. Si je ne puis écouter un ami parler, j'irai directement participer à cette discussion. Hors de mon chemin.”

Elle ? Une amie du Père Boréal ? Un mensonge serait inadmissible mais la vérité ne serait pas plus acceptable pour Trisha. Cette femme était pareille à tous les autres mages hautains et suffisants qu'elle avait pu croiser. La Sainte Eglise devait-elle pactiser avec ces êtres pour prospérer ? Quelle place, quel rôle avaient ils pour la pérennité de Venise et la sécurité de ses habitants ?

Le doute était peint sur son visage et dans un acte de défiance Jessamine Cagliostro commença a avancer, faisant fit de la menace sur son chemin. Trisha avait envie de lui barrer la route, de lui faire comprendre sa place face au jugement de l'église mais elle ne pu s'y résoudre. Elle avait décidé de suivre les ordres du Père Boréal qui lui avait donné sa confiance en la faisant participer à cette farce. Si cette femme était une amie du Père Boréal, elle n'avait pas à intervenir et si elle mentait... la vérité serait bien vite révélée et avec elles les conséquences naturelles suivraient.

Trisha serrait le poing. Son sang bouillonnait face au spectacle déplorable qui se déroulait sous ses yeux. Cette femme. Cette mage. Cette chose se pavanait comme la porteuse d’une couronne corrompue, comme la prostituée de Babylone détournera le regard et la foi des honnêtes gens lors des derniers jours de l’humanité. Certaine de ses privilèges et de sa supériorité elle s’expose toute entière face à l’un de ses confrères qui ne fait que danser dans la paume de sa main, soumis aux secrets révélé et mensonges fragiles qu’il avait formulé auprès du Père Boréal, comme s’il n’était qu’un trophé qu’elle présentait fièrement, comme s’il n’était qu’une marche sur laquelle elle marchait pour atteindre son véritable objectif.

Le Père Boréal observait la main tendue de la vile tentatrice alors que Trisha ne faisait que rester quelques pas en arrière, jugeant chaque fait, chaque geste, d’un regard qui n’exprimait qu’un mépris immense. Son regard croisa un instant celui de Leland Fersen qui dans sa situation pitoyable se permit un air moqueur, comme si la colère de l’exécutrice n’était qu’un signe de détresse à ses yeux, rendant la jeunesse de la lame de l’église d’autant plus amusante.

Un comportement qui n’amusait pas Trisha. Le professeur de la Tour ne pouvait pas le savoir mais parmis tous les agents de l’église qui entretenaient une antagonisation certaine avec les mages, celle qui se trouvait face à lui n’avait rien d’autre que de la haine pour cet espèce vieillissante qui s’octroyait un pouvoir usurpé sur les agneaux du Seigneur. Son visage se crispa face au dédain de Fersen, il ne mentait ni sur ses émotions, ni sur les promesses qu’elle tiendrait s’il continuait à agir ainsi.

Ses yeux non plus ne mentaient pas.

L’unique oeil céruléen de Trisha se teinta un instant seulement d’une myriade de couleur rougeoyant de colère primale, lui arrachant un rictus de douleur alors que les péchés de cet immonde créature se refletaient dans les flammes de l’enfer. La réaction de Leland Fersen fut immédiate et d’un nouveau pas en arrière il baissa la tête pour repositionner son chapeau et couper court à toute interaction avec cette enfant dont il n’avait pour l’instant entendu que des rumeurs sans équivoque.

Le Père Boréal lui n’avait pas quitté Jessamine Cagliostro du regard, le visage dur et impassible. Les secondes s’égrainaient et la réaction de Leland Fersen dans le murmure discret des balcons attira son attention. Doucement, son regard dériva de l’Ainée des Cagliostro jusqu’à sa nouvelle exécutrice quelques pas en arrière plan. Il pouvait lire le doute et la colère dans ses yeux, un sentiment qui lui était bien familier semble-t-il, mais plus que tout il pouvait sentir une mise à l’épreuve.

Quelques jours plus tôt, lorsqu’elle était revenue blessée et défaite à la Basilique Saint-Marc elle l’avait désigné comme son nouveau “porteur”, comparant sa propre existence à une épée, un simple outil au service de la cause de la Sainte Eglise. Le Père Boréal n’était pas idiot, il avait eut le déplaisir d’interragir avec Martin Katherine et avait bien compris la folie qui habitait cette famille, la destruction de leur individualité et leur abandonné pour le combat contre les suceurs de sang. Il savait que cette enfant sauvage était considérée comme la cristallisation de tous les efforts de cette lignée apocryphe et qu’elle possédait des dons uniques à défaut d’avoir une personnalité remarquable.

Mais elle n’était pas inerte. Contrairement à ce qu’elle voulait faire croire elle n’était pas qu’un objet et pour le Père Boréal, il n’était pas clair si elle en avait elle-même conscience. Ce qui était certain était qu’à ce moment précis, elle le mettait à l’épreuve, jugeant ses actes afin de déterminer s’il était effectivement “digne” de l’utiliser.

Quelle idiotie. Comme si le regard d’une enfant aveugle interviendrait dans sa prise de décision.

“Vous pouvez retirer votre main, madame Cagliostro. La Sainte Eglise ne remet pas en question les faveur avec lesquelles vous avez acheté notre amitié, cependant les pratiques de votre famille n’en restent pas moins condamnables. Si nous n’étions pas “amis” je dirai que vous achetez votre sursis plutôt que notre amitié, ne tentez pas trop votre chance pour impressionner une enfant.”

Trisha ne pouvait pas le voir mais le visage de Jessamine Cagliostro s’était voilà d’un air sombre au fil des mots du Père Boréal. Son regard ambré reprenait ses airs de prédateur comme des crocs acérés prêt à se planter dans la gorge de l’impudent homme qui avait vendu son âme à une entité bien plus vieille et plus morbide qu’elle. Mais cette soirée n’était visiblement ni le moment, ni l’endroit pour se laisser aller alors c’est dans un air désolé qu’elle soupira longuement, son souffle ruisselant comme le miel sur la peau de ses trois interlocuteurs.

“J’avais oublié l’ennui que me procure votre compagnie Père Boréal. Mais laissez moi vous donner un conseil voulez vous ?”

Le silence du prêtre sonna comme un acquiescement à ses oreilles et c’est sans demander son reste qu’elle continua.

“Dans une période aussi trouble que la nôtre, vous devriez vous assurer de n’avoir que des alliés dans vos cercles les plus proches. La moindre faille dans vos défenses pourrait s’avérer fatale, n’est-ce pas ?”

Un sourire nacré d’une nature purement artificielle se tissa sur son visage alors que ses yeux plissé de contentement survolèrent le visage de Leland Fersen, faisant planer le doute dans leur sillage. Mais cela était suffisant pour ce soir, elle avait toléré assez longtemps la présence de deux envoyés de la Sainte Eglise et dans un silence au dédain discret, elle retourna se perdre dans les autres convives du Balcon, laissant la tension qui s’était accumulée retomber.

“Katherine.”

Trisha se raidit, la voix du Père Boréal ne laissait place à aucune réponse, il ne demandait qu’une attention complète à la jeune femme.

“Cette soirée n’est pas votre environnement naturel et je le sais, mais faites le nécessaire pour ne pas agresser des invités. La Sainte Eglise se doit de jouer le jeu politique de Venise, la majorité des familles nous sont loyales et la dernière reste utile, surtout tant qu’elle se doit de rester sous nos yeux.”

Le silence de Trisha n’était pas approbateur, mais son visage était suffisamment moins tendu pour que le Père Boréal considère qu’elle avait compris son ordre.

“J’ai des choses à faire, je vais retourner vers les étages inférieurs sous peu, ne m’accompagnez pas, vous n’êtes pas encore prête pour ces échanges. Assurez-vous simplement qu’aucun apôtre de la mort ne soit dans ces lieux. Nous avons déjà le problème des Templiers à régler, autant s’éviter le poids d’une deuxième tare.
- Les Templiers ?
- Oui.”

Sans réponse complémentaire le Père Boréal ignora le regard interrogateur de Trisha, quittant ses côtés à son tour. Il avait formulé l’envie d’être laissé seul et ce sont ces mots que l'exécutrice respecterait, de même qu’elle tenterait de respecter ses nouveaux ordres.

“Tout de même. Des vampires dans une fête de mage, ils ne se permettraient pas.”

Son regard se tourna vers le dernier individu sur la scène, Leland Fersen, professeur de la Tour et visiblement associé du Père Boréal, d’une manière ou d’une autre.

“Vous n’êtes pas des plus commodes mad–
- Si vous n’êtes ni un apôtre, ni un templier, nous n’avons pas à parler. Retournez vaquer à vos sournoiserie, mage.”

Puis, les mains dans les poches, c’est Trisha qui quitta la scène, laissant le professeur Fersen sur place, l’air terriblement amusé par toute cette situation.

Lady Zhadnya

La soirée avait été... passable. Les invités, nombreux. La réception on ne pouvait plus attendue. Mais quelle meilleure entrée en matière que l'éclat du faste vénitien pour s'introduire à la Sérénissime ? D'autant que l'occasion restait — à en croire les aristocrates locaux — exceptionnelle.

Elle souriait, d'un sourire courtois et indéchiffrable. Sillonnant le flux des convives comme si de rien n'était, la grande figure aux longs cheveux platine coiffés d'un large chapeau sombre orné de fleurs tissées passait presque inaperçue. Derrière le verre fin de ses lunettes, ses yeux glacés glissaient d'un visage à l'autre, prenant avec mesure note des dispositions de chacun. Ses pas étaient légers, sous la longue robe bordée de froufrou vert forêt tombant de son corset, fendant la foule comme une rivière s'écoulant autour de rochers. Le garçon était là, aussi. Bien.

Elle avait instruit à la Fille de les rejoindre au plus tôt, une fois sa tâche terminée. La Sœur, quant à elle, n'avait pas beaucoup rechigné à se joindre à elles. Cela avait demandé un peu de diplomatie, mais cela en avait valu la peine. Le chef-d'œuvre de confusion et de méfiance peint sur ses traits au cœur de la belle société valait toutes les négociations du monde. La sorcière s'en amusait, certes, mais il était aussi nécessaire qu'elle s'habitue à ce nouvel environnement si elle souhaitait parvenir à ses fins. Comprendre un écosystème nécessitait de s'y confronter. Les siècles d'isolement de Galeswinthe l'avaient peut-être protégée, mais ils l'avaient tout autant appauvrie. Un constat ennuyeux avec lequel la Yaga était plutôt familière.

La Zhadnya, quant à elle, se distrayait, attentive, du fourmillement jadis familier de la haute société du Vieux Continent. Vin, mets, beaux apparats et bijouterie scintillante, elle s'en était toujours autant agacé qu'amusé. Elle avait appris bien assez tôt que c'était en ce genre d'occasions que l'histoire, souvent, commençait à se tisser vers de nouvelles perspectives, chaotiques comme attendues. Il aurait donc été inconcevable de rater un tel événement, si fraîchement arrivées sur les rives taillées de la Cité des Doges.

Et, Seigneur, quel événement était-ce. Elle n'aurait manqué ça pour rien au monde.

Les cris de stupeur, les hurlements paniqués, hâtés par la surprise et le danger immédiat. Le parfum de peur et d'incompréhension, palpable, alors que l'assistance, toute oublieuse dans sa distraction clinquante, revient brutalement à la froide réalité. De simples bêtes prises à la gorge, à si peu de se piétiner pour retrouver un semblant de sécurité. Et, au milieu de tous, les inconscients parés de bravade, brandissant lames et torches face à l'ombre rampante. Sous leurs bottes mues par la vindicte, le sang coupable embrasse la terre et se mêle aux eaux de Venise dans un frisson abject qui froisse les plumes du vautour.

— Mais c'est qu'il est à croquer... Un peu jeune à mon goût mais si irrésistible. Venise devient plus amusante à chaque jour qui passe.

— Je constate avec plaisir que je ne suis pas seule à m'amuser de cet édifiant drame.

La sorcière se tient à deux pas de Jessamine, silencieuse, immobile. Drapée d'émeraude sombre et de brun boisé, elle surplombe la Lionne, ses traits inexpressifs tournés vers l'émoi en contrebas. Vers les cheveux de feu s'esquivant dans l'agitation collective. Vers le chevalier blond, délicieusement vertueux et inflexible. Le portail de fer s'envole, percuté et dégagé comme s'il ne s'agissait que d'un vulgaire tas de feuilles. Assoiffé par sa provocation, l'ogre s'abat sur lui dans un torrent de violence et de faim. Et avec lui, un l'écho d'un vent familier venant des hauteurs des bâtiments alentours. Derrière ses incisives, l'italien roucoule avec un léger accent de l'Est.

— Ce n'était qu'une question de temps.

La main posée sur la balustrade, elle se retourne vers la dame, la jaugeant quelques secondes avant qu'un sourire entendu ne pétille dans ses yeux bleus. D'un pas feutré, elle se trouve à sa portée, la détaillant du regard avec vertigineuse courtoisie.

— Je suppose que les salutations d'usage sont toujours de rigueur ?

De sa main libre, elle enserre les doigts de la signora, les portant à sa bouche. Ses lèvres se posent sur le fumet carmin luisant entre ses ongles, effleurant le sceau qui décore ses phalanges d'un souffle. Le parfum vicié sur répand sur son palais sans que ses yeux la quittent. Lorsqu'elle lui rend sa liberté, la peau blanche de la Lionne révèle le rictus de la Yaga. Un sourire aux reflets malicieux et complices.

— J'avais pour intention de vous visiter, tôt ou tard, mais il semble que le destin en ait décidé autrement. L'occasion en vaut une autre.

Sa propre main rejoint sa jumelle, posée sur une petite pochette de velours couvrant son abdomen qu'elle tient du bout des doigts.

— Votre intervention m'a épargné la peine, et cela est apprécié. Je suis certaine qu'elles vous en remercieront.

La sorcière marque une pause, son œil balayant les silhouettes contraintes plongées dans l'obscurité, avant de reporter son attention sur le ballet de stupeur et de sang qui se joue quelques étages plus bas. Il lui faudra trouver un moyen de faire sortir ces demoiselles, en temps voulu, mais pour l'heure il y a plus intéressant. Gardant un sens attentif au jardin doré derrière elles, Lady Zhadnya reprend d'un ton posé et profond.

— Ma Sœur rencontre bien des difficultés à s'accoutumer à la ville, depuis notre arrivée. Sa disposition est compliquée, tout comme celle de nos chères amies. Il sera certainement difficile pour elles de rester sauves dans ces circonstances, et les jours à venir ne leur promettent aucun répit.

Un peu plus loin, la silhouette masquée du maître des Medeviento contemple le même spectacle, immobile. Les échos des remous chaotiques du parvis leur parviennent par éclats pendant d'interminables instants.

— Vous ne souffrirez malheureusement pas très longtemps de ma présence, j'en ai peur, très chère...

La Yaga prend soin de ne pas en perdre une miette. Des acteurs comme des spectateurs.