Les marches défilaient et Trisha devait désormais faire face à cette soirée, véritablement y faire face. En suivant le Père Boréal, en se cachant dans son ombre, elle avait sacrifié sa capacité de décision au profit de la tranquillité. Elle préférait bien souvent agir ainsi, limiter les questionnements inutiles et se concentrer sur l’important : l’objectif à atteindre. Le Père Boréal avait été clair. Il s’occupait de la question des Templiers en s’entretenant avec des noms encore inconnus, quant à elle s’assurer de l’absence d’Apôtre de la Mort à cette soirée était une tâche suffisante.

Ainsi soit-il.

Elle n’avait pas de compétence particulière pour traquer les suceurs de sang, encore moins dans ce genre de contexte, mais cela ne changeait rien à sa mission. Si l’homme qui maniait la lame qu’elle incarnait décidait de l’abattre dans l’eau, elle ne remettait pas en cause son jugement. Pas pour le moment en tout cas.

Les balcons avaient rapidement disparu et bien assez tôt le capharnaüm des festivités envahissait ses oreilles et résonnait dans son crâne. Elle grimaça. Qu’ils étaient heureux, qu’ils étaient dansant, tous ses mages concupiscents, prêt à tout pour asseoir leur supériorité sur la race humaine alors que le temps lui-même mettait un terme à leur arrogance vaine. Elle avait entendu parler de ces histoires de disparition de la thaumaturgie, qu’à chaque génération elle se faisait plus faible.

Tant mieux.

Bientôt elle, et ceux qui lui succéderont, n’auraient qu’à se méfier des suceurs de sang, une menace de moins pour les agneaux du Seigneur. Elle avait hâte.

En attendant elle devait les supporter, eux et leurs fastes, leurs excès de richesse et de fierté, leurs décalage temporels, leurs manières fausses et les masques de tromperies qui drapaient chaque visage.

Oh qu’il était difficile pour elle de masquer son mépris à chaque échange de regard.

Elle n’aimait pas les mages.

Heureusement en descendant et en passant dans l’enfer qu’était le banquet elle avait pu apercevoir Lize, profitant pleinement de la soirée, le sourire au lèvre, les yeux pleins d’étoiles et le ventre plein. De quoi apporter un vent de soulagement à Trisha et faire apparaître un sourire doux sur ses lèvres. Il aurait été trop facile de perdre de vue ce pourquoi elle se battait mais finalement, emmener Lize avec elle était une bonne décision.

La jeune fille était pour elle comme un phare dans la nuit, une âme pure au milieu d’un océan de corruption. Son sourire était aussi simple que vrai, ses besoins humbles et ses rêves colorés. Elle était cette graine que tous devaient protéger, cet espoir pour le futur et les lendemains meilleurs. Evidemment Trisha craignait qu’un rat ne s’approche de trop et tente de s’en prendre à elle mais tant qu’elle se trouvait au banquet elle ne risquait rien et si l’un de ces mages tentait sa chance, que Dieu protège son âme et fasse qu’il n’ait plus de proches prêt à le pleurer.

Mais à cet instant, elle ne pouvait se rapprocher de Lize, elle ne pouvait pas courir vers la douce lumière de l’humanité telle le papillon de nuit qu’elle avait toujours été. Son devoir l’appelait ailleurs, alors c’est avec un pincement au coeur qu’elle descendit plus bas encore, incapable de faire face à la marée de visage et aux odeurs nauséabondes de parfums là pour masqué les relents de nécromancies et autres expérimentations interdites.

A son grand désarroi, le rez-de-chaussée n’était pas beaucoup mieux. Ici ce n’était pas la gourmandise, l’acédie et la luxure qui frappaient, mais l’avarice, l’envie et l’orgueil. Les jeux s’enchainaient, parodies malicieuses du dur labeur qui rend méritant le travailleur, et avec eux des jetons s’échangeaient, autant de pièces colorées, comme tirée d’un jeu pour enfant mais qui pourtant représentaient tellement de richesse qu’il était dur pour Trisha d’imaginer la somme d’argent qui dansait dans cette salle.

“Quelle décadence.”

Marmonné et mâchés, les mots ne s’adressent à personne. Il faut dire que personne ne tente de l’approcher malgré les regards qu’elle attire. Une jeune femme à la peau pâle, aux vêtements modernes malmenés par le temps et l’effort, sans maquillage, la peau collé contre les muscles dessinés si visiblement qu’on l’aurait dit faite de pierre. Elle ne s’intégrait pas au tableau. Y accordait-elle la moindre attention ? Le regard de ces mages la pesait-elle le moins du monde ? Non.

Elle ne pouvait rien faire pour les arrêter cependant, elle n’en avait ni le besoin, ni l’envie, ni les moyens sans enfreindre les ordres du Père Boréal. Elle continuerait sa recherche ainsi.

Les tables de jeu étaient d’un bruyant perturbant et Trisha n’était qu’un îlot de silence qui traversait la mer de vice. Quelle ironie venant de Trisha, elle pouvait juger les mages et leurs pratiques déviantes, mais difficile d’accepter ses critiques du jeu lui-même. Intérieurement elle le savait, sa curiosité, son intérêt pour les jeux. Elle pouvait sentir son regard s’arrêter plus sur les jetons, les dés, les billes, les cartes, les plateaux que sur les individus qui plongeaient sans hésiter dedans. Cet établissement n’était-il pas censé être tenu par une famille affiliée à la Sainte Eglise ? Comment pouvait-elle tolérer une telle débauche ?

Les Giovanni n’étaient que des mages, après tout. S’afficher comme serviteur de l'Église n’était qu’une façon pour eux de survivre quelques décennies de plus, un simple stratagème, de cela Trisha était persuadé. Mais cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas joué aux cartes, elle pouvait se rappeler des soirées autour de la table collante avec Frank, une bière de servie et la télé allumée, les jetons remplacés par quelques pièces et quelques billets sous la lumière vacillante de l’ampoule vieillissante.

Des souvenirs bienheureux qu’elle chérissait malgré tout ce qu’elle pouvait dire sur l'exécuteur français. Des souvenirs qui lui avaient appris l’importance d’aimer sa vie hors de la Mission, même si pour lui dériver à travers l’alcool et le passage des heures suffisait il était définitivement vivant. Frank a toujours été un cas étrange aux yeux de Trisha, il avait toujours l’air plus humain que membre de la Sainte Eglise, n’hésitant pas à insulter les autres envoyés de l’Assemblée et refuser les ordres donnés mais jamais empli d’orgueil.

Mais elle ne pouvait pas se laisser aller, pas aujourd’hui, pas maintenant qu’elle devait retrouver le chemin de sa Mission. Elle allait appliquer ses conseils mais ce soir elle ne se laisserait pas aller pour autant, manger convenablement, dormir suffisamment, tout ça n’avait rien à voir avec donner de son temps et un divertissement aux mages. Non…

“Hm ?”

Son regard s’était arrêté sur une table en particulier, attiré par l’attroupement qui semblait avoir lieu. Une partie impressionnante ? Une mise faramineuse ? Un nom important ? Probablement un peu de tout ça mais…

Elle avait cru reconnaître un visage.

Lequel ? Elle ne connaissait pas tant de monde à Venise, principalement des membres de la Sainte Eglise mais ce n’était pas ça. Jacopo ? Non il devait probablement travailler ce soir-là. Tatsumi ? Non, il était un tueur de mage, pas un de leur sympathisant. Qui alors ?

Incertaine, curieuse, perturbé de ce sentiment inexplicable d’un fil tendu sur le point de rompre, la rouquine s’approcha. Les convives se mélangeaient les unes aux autres, leurs visages voilées par les masques de paraître et au milieu de leur attroupement, la tableau au tapis verdoyant et à la mise proéminente. Au centre de l’attention, un croupier sinistre, une femme trop bien trop belle pour être véritable et le visage rassurant de…

“Galatéa ?”

La jeune femme, garde du corps qu’elle avait croisé quelques semaines plus tôt, avant que tout ne commence à dégénérer, avant sa rencontre avec Tatsumi, avant son affrontement avec les Templiers ou la Sorcière.

“Qu’est-ce que tu… enfin, mh… pourquoi es-tu là ?”

L’arrivée de la rousse prolétaire dérangeait la scène qui prenait place. La tension qui se cultivait autour de l’incertitude de la triche, de la présence de cette femme blonde, de la visiblement victoire importante de la jeune femme, tout ça s’effondrait par son arrivée impromptue.

“Vous vous connaissez mesdemoiselles ? Mademoiselle Rigel s’apprêtait à nous expliquer la clef de son succès.”

Rigel ? Ou Trisha avait-elle déjà entendu ce nom ? Cela n’avait pas d’importance, Galatea arborait un air à la fois paniqué et gêné, toute cette foule aux regards curieux ou accusateurs ne faisait qu’opprimer celle qui n’était qu’une agneau au milieu d’un troupeau de loups. Ils n'étaient que des parasites, jaloux du succès d’une âme qui n’avait pas cédé à la tentation de leurs pouvoirs occultes et qui réussissait là où eux ne faisaient qu’échouer, qu’ils prennent bonne note de ce coup du sort qui ne devrait que leur inspirer le respect et le besoin de repentir.

Silencieusement, le regard sombre, Trisha se plaça entre Galatéa et la foule mais surtout cette vipère qui essayait de s’insinuer dans l’intimité de l’humaine, de se faire figure amicale, douce, pour alimenter de sinistres machinations sans aucun doute.

“Il y a un problème mademoiselle ?” demanda la belle femme d’un petit rire léger

Le poing de Trisha se serrait face à l’audace de la mage, qui était-elle pour prendre ainsi de haut celle qui lui faisait face ? Se croyait-elle hors de portée de conséquence à ses actions sous prétexte que cette soirée n’était qu’une mascarade pour camoufler les complot de ses congénères ?

“Laissez la tranquille.
- Je ne crois pas qu’être aussi agressive soit légitime mademoiselle, je ne voulais que parler un peu j–
- Vous êtes bouchées ? J’ai dit : laissez la tranquille. Tous.
- Qui êtes vous mademoiselle ?
- Galatea, prend tes récompenses et suit moi, tu n’as pas à rester ici.”

Elle ne s’était pas retournée, seule sa voix s’était adressée à Galatéa à l'abri derrière elle. Quand soudain…

“Excusez moi mais…”

Le croupier venait de parler. Vassal de la famille Giovanni, lui aussi surement un mage, arbitre corrompu uniquement là pour permettre aux loups de mieux se repaître des agneaux, aussi coupable que les autres, probablement plus pour la situation dans laquelle se trouvait Galatea.

“Hein ?”

Elle avait tourné la tête, son seul œil toisant le pauvre homme comme s’il n’était qu’un insecte sur le chemin d’une botte capable de l’écraser à chaque instant. Son œil la faisait de plus en plus souffrir, à faire face au mal ainsi, un mal en train de menacer une innocente, voulait-il être le premier à s’interposer ? Les éclats rougeoyants derrière le voir azuré de ses iris s’agitaient toujours comme les promesses de l’expiation, mélangées à tout le mépris et l’inimitié infusé dans sa voix. Le croupier ne termina pas sa phrase, préférant étrangler sa remarque dans un mutisme soumis.

“Laissez tomber, nous sommes face à une invitée de mauvaise humeur.”

La voix de la belle femme n’était plus si douce, si agréable, soudainement teinté d’un agacement glaçant.

Trisha tourna de nouveau la tête pour lui faire face.

Avait-elle bien entendu ?

Était-ce une menace ?

Des mots. Des mots. Des mots.

Les mages parlent. Parlent. Parlent.

Et Trisha grince des dents.

La situation n’était pas agréable pour Trisha, se sentir ainsi cernée de toute part, voir les mages imposer leur regard et leur jugement sur une pauvre brebis sans défense lui demandait de garder un calme olympien sur le point de se briser à chaque remarque. Mais elle n’était pas là pour chercher le conflit. L’envie se pressait contre sa poitrine, son œil déchirait son crâne, mais elle n’était pas là pour ça. La droiture et la loyauté de Trisha aux ordres qui lui permettait d’abandonner son libre arbitre était trop forte.

Trop forte, mais frémissante.

Frémissante, mais pas faiblissante, il était trop tôt pour ça.

Frémissante face à la naissance de l’ego d’une arme qui ne voulait plus connaître la défaite.

Frémissante et auparavant immuable, la différence est infime mais infinie.

L’envie d’enfoncer son poing dans le joli visage de la mage qui osait l’affront de contester son comportement. L’envoyer rouler sur le sol, là où les créatures de son espèce n’avaient même pas le droit de ramper sur une terre qui ne leur appartenait pas. Voir son égo, sa confiance, sa suffisance, s’écrouler face à la preuve indéniable que tout comme les agneaux qu’elle dénigrait par des siècles de domination, elle pouvait saigner.

Et toute chose qui saigne peut mourir.

Mais comme un agent de la providence, un ange du destin tombé du ciel, la voix insupportable du nobliaux décérébré de la dernière fois se fait entendre. Trisha tourne la tête dans sa direction, interpellé par la coïncidence de le voir ici, intervenir maintenant, dans cette situation précise ou les codes jouent en sa faveur et ou le nombre lui donne une force décuplée.

Ses mots, son air suffisant, c’est qu’il était plus insupportable encore que la dernière fois. La douleur de son poignet brisé n’avait pas inscrit de leçon d’humilité dans son égo démesuré. Souhaitait-il réitérer l’expérience ? Trisha ne portait que peu d'intérêt à sa personne mais elle devait avouer qu’il servait aisément de symbole de tout ce qu’elle exécrait chez les mages.

Se servir de lui comme exemple était si tentant.

Cependant la pulsion sanguinaire qui commençait à naître dans le cœur de Trisha, les pulsions violentes qui ne s’exprimaient que lors de sa Mission furent stoppées nette par deux mots.

“... ma soeur…”

Trisha n’avait pas entendu le reste de la phrase, elle n’y avait pas porté attention. A vrai dire, elle ne s'était arrêtée sur ces mots que parce qu’ils concernaient l’humaine derrière elle.

L’humaine ?

Sa sœur ?

Ils n’avaient aucune ressemblance pourtant, encore un mensonge de mage, une manière d’attirer l’attention et de manipuler la réalité pour créer une histoire qui viendra le mettre en valeur. Et pourtant…

“... mon maître…”

Voilà qu’après la fuite du trio Galatea revenait pour panser les plaies inexistantes de Trisha, venant seulement ajouter du sel sur les flammes de son incompréhension. Soeur ? Maître ? Tout ça n’avait pas de sens. Elle était humaine. Elle avait parlé de son métier, de ses doutes, de ses passions de son…

Elle s’était fait appeler Rigel n’est-ce pas ?

Non, restait-il que dans aucun monde Trisha ne pourrait accepter que Galatea, qu’une enfant aussi douce, soit la sœur de sang d’une mage soit… une mage elle-même. Elle devait être une marionnette abusée par une famille drapée d’influence, une enfant dérobée au berceau qui n’avait été élevée que pour devenir une esclave de ce nom. Rigel.

Face au départ impromptu de Galatea, le mage s’arrête, cesse sa parade nuptiale avec cette mage qui a mis l’agneau en danger dans un premier lieu. Il se retourne, peut être curieux, peut être vexé, peut être en colère, peut être jaloux. Voilà que son regard pèse de nouveau sur les épaules de la pauvre fille, qu’elle se trouve obligée de justifier son comportement, d’excuser la situation dans laquelle elle est seulement victime car ce cloporte décérébré a décidé de juger la situation sans la comprendre.

Emplie d’une colère sourde de voir ainsi une agneau du troupeau être victime du monde de mage, de voir ce cristal d’humanité, ce à travers quoi elle voit la cause derrière sa Mission, ainsi malmené, elle n’écoute plus rien d’autre que le sang qui bouillonne dans sa tête.

“Vous…”

Le pas ferme de Trisha n'aurait su être arrêté par qui que ce soit, ni par l’emprise de Galatea, ni par l’intervention du croupier, peut-être pas même de la thaumaturgie. Son corps de chair et de sang avait beau être érodé par l’usure et le manque d'entretien, il restait à son cœur taillé pour le conflit avec les créatures de la nuit.

“Vous pensez que vous pouvez faire des humains des animaux de compagnie docile. L'hubris de votre sang est aussi indélébile que la corruption de vos pratiques.”

Ses mots marmonnés, les dents serrés, prononcés dans un anglais à l’accent si prononcé qu’il en devenait incompréhensible.

La distance entre les deux se resserrait à chaque pas, la suffisance de Sirius le faisant camper sur ses positions.

Peut être s’attendait-il à un retour de répartie, à une réplique sanglante pour égaliser les forces.

L’expression de Trisha restait figée dans la colère. Son visage tel un portrait antique ne fit que deux mouvements.

Arrière. Avant.

Les lèvres toujours scellées.

L’impact est aussi soudain que violent, le visage et Sirius s’écrasant sous le front marqué de colère de Trisha, l’envoyant au sol face à l'émoi de la foule.

“Alors maintenant, vous allez arrêter vos dérives, mages. Libérez là.”

Au milieu de l’activité modérée de la Salle de Jeu du casino, les paupières de Trisha enfin s’agitaient. Doucement, paisiblement, comme après une nuit de sommeil réparateur bien méritée. Comme si tout ce qui s’était passé dans ce bâtiment d’or et de lumière n’était qu’un mauvais rêve. Comme si rien n’était vraiment arrivé. Rien du tout.

La tête posée contre le vert d’une table de jeu, Trisha peinait à comprendre ce qui se passait autour d’elle. Les mouvements, les bruits, les lumières, tout était nébuleux, brouillons, incompréhensible. La seule sensation à laquelle elle parvenait à se rattacher était la chaleur pressante qu’elle ressentait au bout de son bras.

Une sensation rassurante.

Devant son visage, à quelques centimètres sur la table, se trouvait son cache œil. Précieux ami, garde-fou du zèle du Seigneur, sacrifice si nécessaire à son existence dans ce monde corrompu. Ironique n’est-ce pas ? Si ce monde était si beau comme on lui avait appris, comme on l’avait inscrit, gravé dans son esprit, pourquoi ces yeux, ce don du Seigneur, étaient-ils aussi durs à porter ?

Pourquoi poser son regard sur les passants, sur les bâtiments, sur les voitures, sur son reflet était aussi douloureux ? Pourquoi la promesse des flammes caressait son esprit chaque instant, sans jamais cesser de la tourmenter. Évidemment il y avait des exceptions, des moments de bonheur, de paix, des individus exceptionnels, purs comme Lize… ou Jacopo.

Un mouvement, rien de plus qu’un tressaillement à ses côtés et la voilà qui relève la tête, affolée, les volutes de la somnolence dissipée en un claquement de doigt. Ses instincts d’arme de l’église soudainement menacé par la réalisation qu’elle se trouvait toujours dans un repère de mage, que Lize était isolée et que Jacopo-

Se trouvait là.

Installé sur une chaise adjacente, il était plongé dans un sommeil paisible, son visage vierge de tout impact, de toute blessure. Lui aussi s’apprêtait à se réveiller d’un mauvais rêve dont la véracité n’était rappelait que par l'état catastrophique de ses vêtements, du sang qui les tachait, des déchirures laissés par les balles et les lames.

Trisha voulait sourire. Rassurée.

Elle pu à peine retenir le gémissement de douleur qui déchirait son crâne, masquer la grimace qui s’affichait sur son visage.

Détourner le regard.

Le poser sur les lunettes mal en point déposées face à lui.

Pas tête… c’est ça ?

La tristesse revenait inonder son cœur comme une vague inexorable remuant sur son passage les souvenirs de sa rencontre avec Jacopo, leur premier match, la marée d'émotions nouvelles qu’il avait apporté, son erreur, sa décision prise dans l’exaltation nouvelle, son pardon, leurs autres rencontres.

Tout ça s’abattait sur les murs fragiles de son âme avec grand fracas dans un mélange de souvenir précieux, d’un bonheur unique partagé par deux individus seulement et d’indices qu’elle n’avait jamais pris la peine de comprendre, de tout ce qu’il lui avait montré et qu’elle n’avait jamais considéré comme autre chose qu’une vertu de son humanité.

Mais, si lui n’était pas humain ? Qu’est-ce que l’était ? Elle était si sur d’elle tout à l’heure. Comment avait-elle fait pour être si déterminée dans un chemin pavé d'erreurs ?

Son reflet échappa au verre sombre lorsqu’elle enferma de nouveau son visage au creux de ses bras, ses yeux de nouveau rougis par l'imminence de larmes qui n’arriveraient pas, la source tarie pour ce soir.

Incapable de regarder Jacopo sans que la voix de son Guide ne l’implore de mettre fin à sa vie, incapable de trouver la force de quitter cet endroit, elle restait une nouvelle fois immobile, décidé à ne pas faire face au monde.

Cherchant à l’aveugle la main de l’Ogre de Venise pour la porter à ses côtés sur la table, elle se rattachait faiblement à ses derniers repères, qu’ils soient juste ou non.

Lady Zhadnya

Deux tirs dans la nuit. Deux traits froids, guidés par une main invisible, percutant cruellement leurs cibles. La sorcière réprima un sourire. Sa Fille n'aurait manqué cette occasion pour rien au monde. Ses yeux remontèrent le parfum intime de la poudre carmine, imperceptible fragrance de rouille, vers les colonnes gravées et les dômes plongés dans l'obscurité.

Quel bon petit soldat.

— Venise n'est pas une cité des plus accueillante malgré ses apparats conservateurs et isolés du reste du monde occidental. Votre sœur a déjà fait bien parler d'elle et si l'on en croit les murmures qui s'échappent de la Basilique, bastion de l'Eglise, sa vie n'aurait tenu qu'à un fil il y a quelques jours.

— Vous m'en direz tant. Ce ne serait malheureusement pas une première. Cette triste ferveur nous touche hélas toutes sans discernement.

La débâcle provoqué par le Teuton s'essouffla aussi rapidement qu'elle avait enflé, bruyamment et que l'assistance ne sache réellement si toute cette agitation avait mené à quelque chose. Au sol reposait le corps de l'Ogre, meurtri et affaibli, séparé de ses braconniers par deux silhouettes de petite taille aux formes féminines. Son sang se glissait entre les vieilles pierres et, à l'instar de celui qui avait joué l'appât, se mêlait à présent aux eaux de la lagune. Après être resté un long instant rivé sur le jeune homme à la main blessée, le regard de la sorcière s'attarda sur celles qui lui faisaient face. Quelque chose de familier flottait encore autour de celle qui s'était jetée entre la Templière et celle qui lui avait si plaisamment enfoncé son genou dans le visage. Comme un arrière-goût lointain, sans que ses gestes ou ses apparats ne lui viennent comme une évidence, un vague sentiment de déjà-vu âcre. Incertain.

— Par cette enfant, le nouveau chien de garde de l'austère Père Boréal. Celle-ci... Au contraire a ravagé une pièce de la Basilique, les Templiers n'ont pas froid aux yeux. Cette poupée aussi a fait parler d'elle en se mêlant aux affaires du vieux Giovanni... Tant de jeunes et vigoureux nouveaux acteurs dans notre belle cité...

Un sourire finit finalement par se tisser sur ses lèvres. C'était donc ainsi.

— L'impertinence de la jeunesse a ses charmes, très chère...

Elle n'aurait en effet pu imaginer meilleure entrée en matière.

Un bruit sourd vient interrompre sa réflexion.

— Madame, si vous voulez bien me suivre, je ne suis pas propriétaire des lieux mais je suis une bonne amie du Patriarche Giovanni, permettez moi de vous faire découvrir le casino. Nous n'avons plus rien à faire ici.

Sans en ajouter davantage, Jessamine s'éloigne d'un pas preste. D'un mouvement de la main, ses ronces d'or reculent pour laisser place à ses pas, desserrant légèrement leur emprise sur les corps ligotés qui la suivent sans attendre. Depuis la balustrade, la Zhadnya lance un dernier regard en contrebas, maintenant que le parvis a retrouvé un semblant de calme. Au centre du cercle qui s'est formé se tient une petite figure vêtue de blanc.

La sorcière fait volte face sans plus s'attarder sur la scène. Les acteurs apaisés, chacun s'en retournera bientôt à ses occupations. La suite, si suite il y a, se déroulera donc plus bas. À la bonne heure. Elle emboite le pas à la Matriarche et l'accompagne en retrait, balayant du regard le vaste bâtiment alors qu'elles redescendent loin des regards encore ahuris des invités encore rassemblés devant les portes, rejoignant en douceur les salles de jeu au son de la conversation courtoise de la Dame des Cagliostro. Quelques détours pour déposer, encore à l'abri des attentions déplacées, les corps assoupis des demoiselles dont la faim de tantôt avait dû être réprimée. Quelques pas en arrière, nichée dans l'entrebâillement des loges, la Yaga observe sans mot dire. Alors qu'elles se quittent, ses yeux s'attardent sur les silhouettes qui gravissent les marches en direction des balcons. Certaines plus connues que d'autres.

Enfin, elles rejoignent le Casino.

Les tables sont presque désertes, à l'exception de quelques serviteurs des Giovanni qui veillent encore sur l'endroit. Des dires de Jessamine, il s'agit là d'un bâtiment d'estime pour cette famille qui, à peine quelques jours avant, s'est déjà vue insultée entre ces mêmes murs. Une anecdote qui semble plus l'amuser qu'autre chose. Toujours chantant de son accent de l'Est, la Zhadnya lui répond d'une voix neutre.

— Quelle douleur pour la famille Giovanni. Un tel déshonneur, deux soirs si proches, en de si grandes occasions. Le chaos ne guetterait Venise, je serais tristement tentée de penser que les Épées de la Sérénissime sont victimes de leur succès. Y en a-t-il un pour souhaiter les voir tomber si brutalement, ma chère ?

— Je ne sais comment le Patriarche Mercutio parvient à garder son sang froid. Quel homme admirable, vraiment. Je suis certaine que nombre de ses chiens de gardes seraient prêts à saigner pour réparer l'affront qui lui est fait.

— Et qu'en est-il de la petite Medeviento ? Alicia, c'est cela ? Je ne suis malheureusement pas familière avec les Cours de la Cité de Doges, mais j'ai cru comprendre que les relations des Masques avec les Coupes pouvaient être fragilisées par cette union. Sans compter l'implication du Saint Siège, et à présent des bouchers croisés...

Quelques invités semblent encore s'attarder également, plongés dans des échanges houleux aux intérêts discutables. Un peu plus loin, deux corps endormis ont été posés à l'écart des convives, dont on prend visiblement soin de ne pas s'approcher. Mais ce ne sont pas eux qui capturent son attention.

À l'écart des tables, émergeant des ténèbres tamisées englobant la pièce, la sorcière aperçoit une expression familière. Droit, digne, drapé d'une tenue de soirée simple et élégante, son Ami se tenait à quelques mètres de là, parfaitement alerte sous les traits de son tout dernier vêtement. Un regard avisé dans sa direction appuyé d'un signe de tête courtois suffit à capter son regard. Lui enjoignant en silence de se joindre à elles, elle poursuit sa route aux côté de la Lionne. Mais avant qu'elle ne puisse la saluer formellement, un autre visage fait irruption, accompagné par un flot de curieux.

Un sentiment de dégoût baigne soudainement sa bouche.

Doucement, la voix de la cantatrice s'élève dans le hall.

Le chevalier fait à nouveau son entrée.

La petite voix de Lize venait percer la bulle de mélancolie qui englobait Trisha. Souriante, pleine d’énergie, d’assurance et de réconfort. De force. De bonté. De chaleur.

Depuis combien de temps Trisha n’avait-elle connu la sensation d’une étreinte ? Elle ne savait pas, probablement qu’elle ne s’était pas posé la question, pourquoi en aurait-elle besoin ?

Après tout elle était une jeune femme violente, intimidante, désagréable, mal habillée, mal odorante. Elle n’avait pas besoin de quelque chose d’aussi simple, d’aussi humain. Elle refusait de se laisser approcher ! Si elle en avait réellement envie elle serait plus avenante. Et puis comment savoir que quelqu’un va mal ? Tout le monde n’a pas le temps de s’inquiéter des autres, chacun a une vie avec ses propres problèmes, ses propres difficultés. La moindre des choses si l’on attend de l’attention c’est de donner une raison aux autres d’être reconnaissant, pas de rester immobile comme si le monde était dépendant de nous.

Pas vrai ?

“Mais… ça va aller, je suis là et je suis pas prête de te lâcher.”

Immobile dans les bras de Lize alors que Jacopo se réveille et qu’elle peut sentir sa main lui échapper, un hoquet la traverse.

L’innocence de l’enfance, le besoin de se rattacher au peu de normalité qui nous reste ou simplement l’ignorance d’une fille qui n’a jamais vécue autrement que dans une prison dorée ou sur la route, expliquez cela comme vous le souhaitez mais Lize était comme une douce et chaleureuse étoile juste aux côtés de celle qui continuait à s’écrouler sous le poids des attentes qu’on avait inscrit au fer rouge dans son esprit.

Les mots de Lize étaient comme tirés d’un conte de fée. Elle n’était pas là pour savoir, pour comprendre, pour juger, pour demander, pour attendre quelque chose, un effort, une goutte de sang. Elle n’était là que pour Trisha.

“... Trizia ?”

Crispation des bras de la rousse effondrée, forcée de faire face à toutes les questions qui accompagnait le réveil de Jacopo sans être capable de le regarder.

Son bras se dégagea de l’étreinte de Lize pour mieux la serrer contre elle sans pour autant se redresser. Au creux de son cou la petite pouvait probablement sentir l’humidité et le sel des joues creusé de Trisha, entendre la respiration irrégulière et sifflante et être pressé par la force incontrôlée qui venait la retenir au plus proche, là où personne ne pourrait venir la menacer, la chercher, lui arracher.

“Yo Trizia. Tu m’avais pas dit que t’avais une soeur.”

Immobilité et silence, la respiration coupée Trisha retenait son souffle. Ses mots étaient faux, probablement dans l’espoir de protéger la petite Lize d’une vérité bien plus morbide mais Trisha n’était pas capable d’accepter cela. Son besoin de vérité, de certitude était trop maladif, viscéral à cet instant, les mots sensibles et désorientés de Jacopo ne pouvaient que verser dans son cœur à vif qu’une pointe de colère.

“Non. Lize est… Lize est…”

Réalisation soudaine du vide qui liait réellement son existence à celle de l’enfant des rues au-delà de leur bienveillance respective. Bienveillance qui ne faisait que la trahir.

“Je m’occupe de Lize. C’est tout. Et toi… Toi tu…”

La tête toujours enfouie entre ses bras, contre le petit corps chaud de Lize, contre le tapis vert de la table, ses mots ne parvenaient pas à quitter ses lèvres. Son souffle se faisait plus court, avide, la panique montait dans sa voix, les battements de son cœur s'accéléraient comme si son corps tout entier lui hurlait d’arrêter. De ne pas continuer dans cette voie. D’abandonner tant qu’il était encore temps d’abandonner.

“Tu ne m’as pas dit… Tu…”

Les images du parvis remontaient dans un flot continu devant ses yeux. Elle pouvait voir le sang, la rage, les blessures, l’apparence monstrueuse du combattant blond face aux invités. Son attirance contre nature pour la main ensanglantée du chevalier blond qui s’était mutilé. Son corps tailladé, perforé, empalé. La voilà de nouveau déchirée entre deux courants opposés qui tentaient d’emporter son cœur sans se soucier de ses propres blessures.

Jamais elle ne s’en était inquiétée, pourquoi maintenant ?

“Lize…”

Enfin Trisha relevait la tête, les joues creusées par les larmes, les yeux rougis par la fatigue accumulée, le teint blême, les yeux bleus éblouissants. Les deux visages sont proches, sur le sien peut se lire l’inquiétude et la lassitude, ses mains passent sur celui de Lize, passant de rougeur en rougeur avant de la serrer de nouveau contre son coeur.

“Je suis désolé. C’était une mauvaise idée. Je suis désolé. Je n’aurai pas du.”

Après avoir fini son inspection tactile et enfin lâché les cheveux de Lize, Trisha regarda autour d’elle, toujours aussi perdue mais désormais guidée par un objectif bien visible. La vue des dernières convives, de ce paradis de vice lui arracha une grimace de douleur, une injure incompréhensible prononcée avec un accent écossais marqué et un reflet rougeoyant de ses iris. Immédiatement elle ferma les yeux pour mieux replacer son cache oeil, l’envie de mettre le feu à cet endroit avait disparue mais jamais ils ne seraient rassasiés, pas tant que le péché tapissait encore les coins corrompus du jardin du Seigneur.

“Viens, Lize, on va rentrer à la maison.”

Précipitamment elle se levait, épuisée, dans un équilibre précaire elle attrapa la table violemment pour éviter de chuter. Elle se sentait sale, inutile, privée de la dernière fierté qui pouvait bien lui rester. Elle était faible, incapable de discerner le bien du mal, incapable de mener à bien sa mission et désoeuvré elle se rattachait au dernier éclat d’humanité qu’elle trouvait dans les ténèbres de la nuit de Venise. Peut-être que déjà ce soir là elle n’y croyait plus, mais au moins jusqu’au retour à son appartement négligé sur la côte de la lagune elle pourrait maintenir ce dernier semblant d’illusion.

Ce qu’elle ne pouvait pas faire cependant, c’était ignorer son regard. Elle pouvait le sentir peser sur son dos, plein de question, lourd d’un silence qui les caracterisaient si bien, peut être aussi perdu qu’elle, peut être prêt à mentir. Encore.

“Jacopo…”

Doucement, le regard baissait, elle se tournait une ultime fois, puisant dans les fonds de sa détermination, ramassant précieusement les bouts de verre sur le sol qui blessaient ses mains, elle doutait être capable de trouver l’énergie de le faire une nouvelle fois. Pas ce soir. Peut-être pas demain. Ni les jours suivants.

“Je viendrai… encore… à la salle mais… ne viens plus. S’il te plaît."

Silence, la main accrochée à celle de Lize.

“Sinon je… je vais…”

Pression continue, sur les petits doigts, sur son torse, encore une fois les mots ne viennent pas.

“Ne viens pas.”